A première vue christianisme et islam semblent avoir beaucoup de points communs. Cette situation est la source de nombreuses confusions, et erreurs. L’un de ces points communs conduit à l’identification abusive de ‘Îsâ  avec  Jésus. Le premier étant un personnage spécifiquement coranique, qui n’apparait pas dans la Bible.

1. Présentation de l’article.

A première vue christianisme et islam semblent avoir beaucoup de points communs, Cette situation est la source de nombreuses confusions, et erreurs. L’un de ces points communs conduit à l’identification abusive de ‘Îsâ  avec  Jésus. C’est ainsi que quand le Coran nomme Jésus “‘Îsâ “, toute la signification chrétienne de ce nom disparaît. Il n’a alors aucun rapport avec celui donné par les arabes chrétiens, qui utilisent le nom donné par l’ange Gabriel à Marie et Joseph dans la Bible “Yashou”, c’est à dire “Il Sauve”. Il faut noter que, pour les hébreux, le nom reflète la nature profonde de l’être, c’est pourquoi en hébreu Jésus “Ieschoua” se traduit par “Dieu sauve”. Sous ces deux derniers noms Jésus se manifeste comme rédempteur, Vrai Dieu et Vrai Homme, ce que rejette farouchement le Coran.

Dans cet article du “Dictionnaire du Coran” (Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007), Marie-Thérèse URVOY développe ce point en décrivant le portrait du prophète de l’islam ‘Îsâ  tracé par le Coran.  Elle montre ainsi rigoureusement en quoi ‘Îsâ est radicalement différent du Jésus du christianisme, au point que le grand théologien du XIème siècle al-Ghazâli proclame dans son traité de la “Revivification des sciences religieuses”: “cent vierges forment sa rétribution au paradis en récompense de sa chasteté sur terre”.

Cet article est reproduit en trois parties sur le site “Studia-Arabica”. Lequel, n’existant plus sur Internet, d’éventuelles recherches seraient vaines en l’état actuel. Les trois liens  ci-dessous ne sont pas actifs. Ils sont toujours là pour le principe d’honnêteté intellectuelle.

www.studia-arabica.net/spip.php?article208&var_recherche=Jésus

www.studia-arabica.net/spip.php?article209&var_recherche=Jésus

www.studia-arabica.net/spip.php?article230&var_recherche=Jésus

“Notre-Dame de Kabylie” le publie avec l’aimable autorisation de l’auteur et de “Studia-Arabica”.

Marie-Thérèse Urvoy est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam et de langue arabe à l’Université catholique de Toulouse. Son interview, sur le site “Lumière 101” (éditeur: Jean-Luc de Carbuccia), donne une version orale plus développée de la matière de l’article >lumiere101.com/2008/10/07/jesus-dans-lislam/< le site de Lumière 101 n’est plus accessible.

2. L’article “Jésus”parMarie-Thérèse Urvoy

(’Isâ ibn Maryam) (kalimat Allâh)

Le Coran ne connaît pas le Yasû’ des Arabes chrétiens, ni le Yeshua des juifs. En revanche, il parle beaucoup de ’Îsâ fils de Maryam. Aussi deux remarques s’imposent-elles d’emblée. D’une part, Marie apparaît comme indissociable de Jésus dans le texte coranique ; d’autre part, les éléments d’information sur l’un et l’autre proviennent majoritairement d’apocryphes.

Les textes qui évoquent Jésus et Marie sont d’une grande importance dans la foi populaire. On les trouve pour l’essentiel dans les sourates 3, 4,5, 19, 21, 23, 43 et 61. Le Coran les évoque avec déférence et prend soin de les présenter comme modèles à suivre, tant leurs vies sont exemplaires. Dès sa naissance, Jésus fait l’objet d’un miracle voulu par la toute puissance divine puisqu’il s’agit d’une naissance virginale (19, 20). Il est le puissant thaumaturge qui accomplit miracles et guérisons, toujours après avoir demandé « la permission de Dieu ».

La formule al-Masîh ‘Îsâ ibn Maryam sert souvent à le désigner. Les commentateurs donnent plusieurs définitions du mot Masîh : la première s’appuie sur la racine m. s. h. « frotter, oindre d’huile » ; elle s’inspire de la racine hébraïque analogue. Mais d’autres étymologies, fondées sur des schèmes arabes, sont également proposées, telle sâha, « voyager » car Jésus était un grand voyageur. L’origine de ‘Îsâ et sa transmission ne sont en aucun cas établis, et il est vraisemblable que l’on soit passé de Yasû’ à ‘Îsâ par mimétisme avec la matière sonore, la phonétique de Mûsâ (Moïse). Les commentateurs précisent encore que la racine ‘. y. s. signifie « être fauve, au poil roux » ; aussi, dans la Tradition, Jésus est présenté comme roux. Quant à Maryam, bien que le nom dérive directement de l’hébreu Meryem (« servante, aimée de Dieu »), ils veulent le rattacher à râma et l’interpréter comme « celle qui visite les humains ».

L’insistance coranique sur « Jésus fils de Marie » marque nettement la volonté de polémique contre la filiation divine, tout en conservant le caractère miraculeux de sa naissance virginale sans père nommé, élément d’importance majeure dans une société arabe où les enfants sont désignés en rapport avec le nom de leur géniteur (Muhammad fils de ‘Abd Allâh, par exemple). Dans la description du palmier s’inclinant pour offrir ses dattes à Marie (qui rappelle la scène de la fuite en Egypte dans le Pseudo – Matthieu, où figure Joseph), Marie est seule avec son fils. Les commentateurs connaissent cependant Joseph, à qui est dévolu le rôle de cousin de Marie ; il est avec elle au temple et peut témoigner de la rectitude de sa conduite.

La femme de ‘Imrân, et donc la mère de Maryam, a voué son enfant à Dieu, demandant sa protection contre le Démon pour sa fille et sa descendance (3, 35 – 36). Un hadith enseigne que « tout nouveau – né est atteint par le Démon à sa naissance, c’est pourquoi il pousse son premier cri, sauf Marie et son fils ». Yahyâ (Jean le Baptiste), précurseur et annonciateur de Jésus, est aussi gratifié d’une naissance miraculeuse (3, 38 – 41 ; 19, 1 – 15) ; c’est lui qui « déclare véridique un Verbe émanant de Dieu » (3, 39).

Les récits de l’Annonciation et de la Nativité (3, 42 – 48 ; 19, 16 – 34), largement inspirés des Evangiles apocryphes, sont d’un style qu’il faut entendre concrètement (21, 91 ; 66, 12). Ainsi le rûh de Dieu qui conçoit l’enfant est un souffle intemporel, et non l’Esprit saint, troisième personne agissante de la Trinité dans le christianisme. Le récit de l’Annonciation date de la période mecquoise ; il est clos par des versets plus tardifs, relevant fermement le refus que Jésus soit fils de Dieu. Le second texte, proclamé à Médine moins de dix ans après le précédent, laisse voir une parenté manifeste avec les « Evangiles de l’enfance » à travers de nombreux éléments. Les mots « Evangile », « Torah », « Messie » y sont pour la première fois reconnus comme émanant de la « Mère du Livre ». En revanche, la prière pour mettre Marie et sa descendance sous protection de Dieu contre le Démon est purement coranique, et n’existe ni dans le Pseudo – Matthieu ni dans le proto -Evangile de Jacques.

Jésus est déclaré prophète (nabî ; 19, 30) et apôtre (rasûl ; 4, 171 ; 5, 75) envoyé aux Fils d’Israël (3, 49). Il prêche le monothéisme pur (43, 57 – 64) ; confirme la Torah mais atténue ses prescriptions légales (3, 50), ce qui permet au Coran de proclamer l’islam la religion du milieu : l’équilibre dicté par Dieu à son Prophète se situe entre le judaïsme qui abuse de la loi et le christianisme qui a négligé la loi apportée par Jésus (2, 143) – Ibn Kathîr interprète le terme wasat, « éloigné des extrêmes », comme signifiant « la meilleure ». Par-dessus tout, le Jésus coranique est l’annonciateur de Mahomet (Ahmad) et sa caution vis-à-vis des chrétiens (7, 157 ; 61, 6). Il s’efface devant le sceau des prophètes et s’en fait le garant, mais tient le second rang après lui (2, 253).

Jésus fait des miracles, tout comme Moïse. Dès sa naissance il ordonne au palmier de se baisser pour nourrir sa mère. Adulte, il insuffle la vie à des oiseaux d’argile (le Pseudo – Matthieu relate ce miracle), guérit l’aveugle et le lépreux, ressuscite les morts et connaît les secrets du cœur. Un miracle majeur est celui de la table descendue du ciel à la demande des apôtres (5, 115). Certains y verront une allusion à la multiplication des pains, voire à la Cène. Pour leur part, les commentateurs déclarent ne pas savoir si la demande de Jésus a été exaucée et si la table est bien descendue. D’autant plus que Dieu menace de tourment « quiconque ensuite sera impie ». Certains exégètes préfèrent croire que Jésus choisit de surseoir à sa demande, car il s’empresse dès le verset suivant d’affirmer que lui-même et sa mère sont de simples mortels.

Les passages proclamés durant la période mecquoise insistent sur Jésus pur homme mais néanmoins signe pour le monde. Les passages médinois quant à eux sont d’abord une série d’invectives contre les juifs de Médine, à qui il est reproché leur attitude envers Jésus. Par la suite, le texte coranique met en scène Jésus comme annonciateur d’un prophète nommé Ahmad.

Selon le Coran, la prédication de Jésus a été un échec car les juifs n’ont pas voulu croire (4, 65) ; seuls les apôtres ont cru en lui (3, 52-53), en lui demandant toutefois d’attester être soumis (muslim) à Dieu, et en réclamant d’être au nombre des « témoins ». Les juifs ont voulu le tuer en le crucifiant (4, 157) mais Dieu ne l’a pas permis, et « son sosie a été substitué à leurs yeux » (ou encore « ils ont été victimes d’une illusion »). « Tout au contraire, Dieu l’a élevé vers Lui » (4, 158) – il le rappelle à lui à deux reprises supplémentaires (3, 55-57) ; 5, 117). Une fonction eschatologique lui est réservée à deux égards : il connaît l’heure et en est le signal (43, 61), aussi les commentateurs considèrent-ils le retour de Jésus sur terre comme un signe précurseur de la fin du monde : il renversera les bétyles et brisera les idoles. Le jour du jugement dernier, il dénoncera les juifs et les chrétiens qui l’ont divinisé et témoignera contre eux (4, 159 ; voir aussi 5, 116-117, où il nie de toutes ses forces que sa mère et lui soient Dieu). Dans beaucoup de hadiths, Jésus est le principal compagnon du Mahdi, le Sauveur de la fin des temps, dans l’établissement universel de la justice.

Son Ecriture, contenue dans son Livre (Injîl, au singulier), est une guidance et une lumière (5, 46). Dieu l’a décrété « une grâce de Lui » (19, 21) ; il est l’exemple donné aux Mecquois qui le refusent (43, 57), comme l’ont fait les juifs. Il est également avec sa mère Marie signe pour les mondes (19, 21) ; (21, 91). Il demeure toutefois un serviteur (‘abd) de Dieu et le reconnaît lui-même (19, 30). Jésus est tour à tour témoin, béni, proche de Dieu, vertueux, noble et pieux. Si sa chasteté n’est pas spécialement mise en valeur dans le Coran, elle pourra jouer un rôle ultérieurement, et al-Ghazâli (505/1111) proclamera, dans son grand traité de la Revivification des sciences religieuses : « cent houris forment sa rétribution au paradis en récompense de sa chasteté sur terre ».

S’il partage avec Adam d’avoir été créé par le « sois » (kum), l’impératif divin, sans père généalogique (3, 47 et 59 ; 19, 35) se différenciant seulement de lui par le fait qu’il a une mère exceptionnelle alors qu’Adam n’a pas de mère du tout, il ne faut pas y retrouver le parallèle paulinien entre Adam et le Christ. De même, s’il est « Verbe de Dieu » (kalimat Allâh ; 4, 171), il faut distinguer cela de la notion de kalâm Allâh, attribut divin et éternel de la parole. Dans les commentaires de la tradition islamique, il est dit que Jésus est qualifié de « Verbe de Dieu » parce qu’il est « le fruit de la seule parole créatrice de Dieu ».

De la même manière, Jésus est appelé « esprit [rûh] émanant de [Dieu] » (4, 171) car il est né du souffle divin insufflé en Marie (21, 91 ; 66, 12). La doctrine coranique sur l’esprit est très large : il est le souffle divin qui a animé Adam (15, 29) avant Jésus; il est le messager divin qui apparaît à Marie (19, 17-19) et qui transmet à Mahomet la Révélation (26, 193) ; il est soutenu par l’Esprit saint (ou plutôt l’Esprit du Saint : rûh al-quds, terme proche de celui qui est employé par les chrétiens arabes pour désigner la troisième Personne de la Trinité). Ces acceptations multiples, voire ambiguës, conduisent à reconnaître qu’il n’a été donné à l’homme, à ce sujet, que peu de science ((17, 85). Le seul élément stable qui se dégage du texte est que l’Esprit procède toujours de Dieu, et qu’il est généralement hypostasié par la suite. Les commentaires seront plus brefs en identifiant l’Esprit à l’ange Gabriel, qui est descendu sur Mahomet avec la Révélation (2, 97).

La christologie coranique consiste donc essentiellement en quatre valeurs, présentées sous forme de négations absolues par peur d’associationnisme:Jésus n’est pas Dieu (5, 72 et 116) car il prenait de la nourriture (5, 75) ; Jésus n’est pas fils de Dieu (9, 30 ; 19, 34-35) ; Jésus n’est pas troisième d’une triade, la Trinité étant assimilée au polythéisme (4, 171 ; 5, 73) ; Jésus enfin n’a pas été crucifié (4, 157), car ceci aurait été indigne d’un grand prophète comme lui. Par là le Coran s’en prend à trois mystères constitutifs du christianisme en lien direct avec Jésus : la Trinité au nom de l’absolue unicité divine ; l’incarnation, au nom de la transcendance exclusive de Dieu ; la Rédemption, puisqu’il n’y a pas eu de sacrifice. Polémique, au demeurant, qui repose sur une méprise fondamentale car la Trinité n’est pas une triade mais exprime la participation mutuelle des énergies divines, le chiffre 3 ne signifiant que l’indication minimale de cette éternelle pluralité interne.

La christologie coranique a été source d’ambiguïtés dans l’histoire de la pensée islamique. Dans certains récits de l’ascension de Mahomet (mi’râj), celui-ci rencontre Jésus vivant auprès de Dieu, mi-ange mi-homme, ne buvant ni ne mangeant mais volant, couvert de plumes, autour du trône de Dieu en compagnie des anges. Il s’agit ici des vestiges de très anciennes Christo – angélologie. Les chiites et les soufis considèrent que « la mort n’a atteint que son corps, alors que son âme, essence de la personne, n’est pas morte ». Les Mu’tazilites ayant parlé de Jésus comme cocréateur du monde, les hérésiographes sunnites les accusent d’en faire une sorte de second Dieu. Ibn ‘Arabî (628/1240) quant à lui le gratifie du titre de « sceau de la sainteté », parce qu’ « il est le plus grand témoin de Dieu par le cœur », tandis que Mahomet est le « sceau des prophètes », parce qu’ « il est le plus grand témoin par la langue ». A la suite de Hasan al-Basrî, (110/728) on a plutôt vu en lui un modèle de ceux qui aspirent à Dieu ainsi qu’un guide de sainteté. Tous ces titres cherchent entre autres à éviter les qualificatifs utilisés par les chrétiens. Il y a pourtant des curiosités, telle cette secte turque nommée « Aimer le christianisme » (hubmasihiyya), qui théorisa les mérites de Jésus par rapport à Mahomet et dont le fondateur fut exécuté pour hérésie. Plus généralement, les nombreuses anecdotes qui circulent dans la littérature soufie présentent Jésus comme un maître spirituel.

Dans la tradition primitive, Jésus est le juge du Jugement. En cela il représente Dieu lui-même. Mais les chiites ne veulent attendre que le retour du Mahdi qui est en fait l’Imâm caché. La polémique s’est intensifiée avec les sunnites pour lesquels « nul autre mahdi si ce n’est Jésus ». D’où des difficultés avec les mouvements confrériques dont certains (notamment au Soudan) proposent leur propre Mahdi. Dans les années 1960, quelques intellectuels musulmans se sont intéressés à la personne de Jésus, mais uniquement à ses aspects moral et social, jamais doctrinal. Jésus fait systématiquement l’objet d’un portrait musulman le décrivant comme revenant sur terre en tant que musulman ; sa mère Marie, pour sa part, renvoie au modèle accompli de la « croyante », de la femme islamique dans toutes ses qualités.

par Marie-Thérèse URVOY

Bibl. ARNALDEZ Roger, Jésus, fils de Marie, prophète de l’islam, Paris, Desclée, 1980.

BORMANS Maurice, Jésus et les musulmans d’aujourd’hui, Paris, Desclée, 1996. SKALI Faouzi, Jésus dans la tradition soufie, Paris, Albin Michel, 2004

Article extrait du “Dictionnaire du Coran” (Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007).