-1 Présentation de “Abrogation” (auteurs Dominique et Marie-Thérèse URVOY)

 

Le Coran contient un certain nombre de versets contradictoires. Cette difficulté est résolue par les exégètes et théologiens musulmans, avec le système des versets “abrogés” (mansukh) et “abrogeant” (nasikh). La règle générale est alors “Quand deux versets se contredisent, le verset révélé en dernier abroge (supprime) le verset révélé en premier”. Ce principe est contenu dans le Coran même:

 

Sourate 16 (“Les abeilles”), verset 101: “Quand Nous remplaçons un verset par un autre – et Allah sait mieux ce qu’Il fait descendre – ils disent: «Tu n’es qu’un menteur». Mais la plupart d’entre eux ne savent pas”

 

Sourate 2 (“La vache”), verset 106: “Si Nous abrogeons un verset ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur ou un semblable. Ne sait-tu pas qu’Allah est omnipotent?”

 

Ainsi les versets qui prêchent l’indulgence ou la tolérance (les premiers dans l’ordre chronologique: période mecquoise), sont abrogés par ceux qui prônent la violence sacrée contre les infidèles (période médinoise), les chrétiens (“associateurs” mouchrikoun), et les juifs. Les versets de la période mecquoise se limitant à la colère divine contre ceux qui n’acceptent pas le Coran.

 

De façon générale il est admis que les 124 versets du Coran, incitant à la paix et au pardon, sont abrogés par le verset 4 (du jihad) de la sourate 47 (“Mahomet”):

 

  Lorsque vous rencontrez (au combat) ceux qui ont mécru frappez-en les cous. Puis, quand vous les avez dominés, enchaînez-les solidement. Ensuite, c’est soit la libération gratuite, soit la rançon, jusqu’à ce que la guerre dépose ses fardeaux. Il en est ainsi, car si Dieu voulait, Il se vengerait Lui-même contre eux, mais c’est pour vous éprouver les uns par les autres. Et ceux qui seront tués dans le chemin de Dieu, Il ne rendra jamais vaines leurs actions.

 

et les deux versets de la Sourate 9 “Le repentir”At-Taubah):

 

Verset 5: “Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs (i.e. les chrétiens qui associent à Dieu deux autres divinités) où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salat et acquittent la Zakat, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux.”

 

Verset 29: “Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité (i.e. l’Islam), parmi ceux qui ont reçu le Livre (i.e. les juifs et les chrétiens), jusqu’à ce qu’ils versent le tribut par leurs propres mains, avec une soumission volontaire, après s’être humiliés.”

 

Cet article reproduit le paragraphe “Abrogation” du livre “Les mots de l’islam” (Presse Universitaires du Mirail, 2004), de Dominique et Marie-Thérèse URVOY. Il étudie la doctrine de l’abrogation, élément-clé du système conceptuel musulman, en distinguant deux niveaux dans son histoire. Il montre que l’inversion du rapport traditionnel “abrogé – abrogeant” a des suites fatales pour ceux qui la proposent.

 

Dominique URVOY est professeur de pensée et civilisation arabes à l’Université de Toulouse II, Marie-Thérèse URVOY est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam, et de langue arabe à l’Institut Catholique de Toulouse.

 

 -2 L’article “Abrogation”

 

Notion explicitement indiquée dans le Coran (XVI, 10l ; II, l06 ; XXII, 52) qui parle de “substituer” un aya (signe, verset) à un autre, de “l’abroger”, ou de “le faire oublier”. C’est un élément-clé du système conceptuel musulman. Il intervient à deux niveaux: celui de l’ensemble de l’histoire jusqu’a Muhammad, et celui de la vingtaine d’années qu’a duré la révélation coranique.

 

Les hommes ayant tendance à oublier la croyance monothéiste qui est liée à leur nature même, Dieu a non seulement suscité des “prophètes” destinés à rappeler le même message, mais a aussi choisi parmi eux des “envoyés” porteurs chacun d’une loi (sharî’a) destinée au peuple dont il est issu. Ces lois sont donc variées, en fonction de la diversité des peuples. Rapporté à l’écoulement du temps, cela signifie que chaque envoyé prend position par rapport à la loi antérieurement en vigueur dans le peuple auquel il s’adresse: il en confirme une partie, et en abroge une partie. Jusqu’à Muhammad, qui confirme une partie des lois précédentes, mais en abroge une autre partie (par exemple certains interdits alimentaires juifs sont confirmés mais d’autres supprimés), donnant ainsi la sharî’a définitive. Mais il est autorisé aux “gens du livre” (c’est-à-dire juifs et Chrétiens) intégrés au domaine de l’islam de garder leur propre loi pour ce qui est du statut personnel. Le but de ces lois reste toujours le même, qui est de ramener 1es hommes à la véritable croyance. C’est ce qu’exprime un axiome: “la religion est une, la loi est diversifiée”.

 

Au niveau de la seule révélation coranique, le même principe méthodologique est à l’œuvre: en cas de contradiction, voire de conflit, entre deux versets, le plus récent abroge le plus ancien. La difficulté réside alors dans la définition de la contradiction: les uns la réduisent et ne voient que des spécifications ou restrictions dans les formules divergentes, les autres au contraire la soulignent. D’où, suivant les traités sur “l’abrogeant et l’abrogé” des chiffres qui varient du simple au décuple.

 

L’abrogation est essentielle à la cohésion de la doctrine islamique: elle justifie la prétention d’englober toutes les révélations antérieures, qui sont simplement rectifiées quant aux aspects pratiques, les divergences de fond étant imputables à la méchanceté des hommes qui les a poussés à altérer leurs Écritures; elle rend compte des contradictions internes du Coran qui sont ramenées à la prise en considération, pour la miséricorde divine, des faiblesses de l’homme même pour un laps de temps assez court. Le problème qui subsiste est celui de ce qui, à l’intérieur du Coran, est abrogeant ou abrogé. La tradition nous dit que 1a révélation coranique a duré une vingtaine d’années. Les éditions du livre sacré contiennent, pour la plupart, une mention figurant en tête de chaque sourate et précisant si elle est de la période mecquoise (avant l’hégire) ou médinoise (après l’hégire). En principe, donc, un verset médinois contredisant un verset mecquois abrogerait celui-ci. Mais très tôt les commentateurs coraniques ont admis qu’il pouvait y avoir des interpolations de passages médinois dans les sourates mecquoises et inversement. Comment alors définir ce qui est le plus récent et ce qui est le plus ancien? La chose se complique encore si, comme en II, 234 et 240, on a deux versets contradictoires qui se suivent à peu de distance dans la même sourate. On ne peut même pas dire que le dernier abroge le précédent puisque, dans l’exemple cité c’est le premier qui a été retenu comme ayant force de loi. On a donc fait intervenir d’autres considérations de convenance ou de précision.

 

D’une façon générale, on peut constater que, suivant les besoins de chaque époque, on a défini arbitrairement ce qui devait être considéré comme abrogeant le reste. Par exemple à l’époque classique les commentateurs ont considéré que le “verset du jihâd” (XLVII, 4) abrogeait les versets inclinant à la paix; au 20ème siècle, on a soutenu le contraire; puis les mouvements fondamentalistes sont revenus à la perspective classique. Dans certains cas on a considéré que le hadîth pouvait abroger le Coran (par exemple pour le châtiment de l’adultère). Pour résoudre la difficulté, certains ont invoqué un verset qui n’aurait pas été conservé dans la recension officielle mais que des compagnons du prophète gardaient dans leur cœur. D’où des polémiques actuelles pour savoir si on doit s’en tenir au seul Livre sacré ou si on doit nécessairement lui adjoindre la tradition.

 

En 1967, le Soudanais Mahmûd Muhammad Taha a proposé une interprétation de l’abrogation qui, invoquant “le verdict du temps” inversait le rapport traditionnel. Pour lui, les versets médinois ayant été dictés par les besoins de l’époque, étaient désormais caducs, tandis que les versets mecquois, libres de toute exigence d’application immédiate, redevenaient les seuls en vigueur désormais. Pour cela il a été condamné par un tribunal religieux et pendu. Sa théorie est actuellement reprise par les tenants de la laïcité.