Augustin est bien entendu un symbole et une figure importante, pour les Kabyles chrétiens, certes, mais pas seulement pour eux ; pour tout Algérien un tant soit peu au courant de l’histoire de son pays, il demeure un centre d’intérêt. Les Tunisiens le citent au même titre et dans la même perspective.

Cependant il ne faut pas surestimer cette connaissance, ou reconnaissance. Sa dimension universelle, son apport essentiel à la constitution des dogmes chrétiens, sont méconnus. À cela deux raisons.

D’abord parce que c’est surtout l’élite intellectuelle qui a accès à ses œuvres, et plus particulièrement ceux qui sont francophones (aucune de ses œuvres n’est à ce jour traduite en arabe); et puis parce que l’histoire nord-africaine, avant l’arrivée de l’islam, est à peine abordée dans l’enseignement scolaire. Bien évidemment c’est voulu…

De sorte qu’un converti découvre toujours avec une heureuse surprise cette histoire chrétienne de son pays d’origine, vieille de plusieurs siècles. Et avec un ravissement particulier l’immense stature d’Augustin. Mais pas seulement : les Tertullien, Cyprien et autre pape Victor, sont là pour le soutenir et l’encourager dans son nouveau choix religieux. Et que dire de Monique, une mère profondément berbère par son entêtement, sans qui le fils prodigue aurait été un homme définitivement perdu, si l’on ne tient pas compte de la Providence bien sûr.

Aussi bien cette découverte d’un des plus grands saints d’Afrique, est revigorante, presque euphorique. « Si mes ancêtres lointains ont été chrétiens, il n’y a donc pas de complexe à l’être », se dit notre néophyte.

Mais, et c’est la deuxième étape, ceux qui exhument ce passé, constate-t-il, le font par ouï dire, et sont, pour la plupart, des chrétiens Français, ou vivant en France. Et, bien qu’ils ne tarissent pas d’éloges au sujet du christianisme africain, de l’évêque d’Hippone et des nombreux martyrs, ils ont peu de choses à lui apprendre sur ces ancêtres dans la foi, par rapport, du moins, à sa berbérité et à ses racines algériennes actuelles, qui ne remontent pas aussi loin dans le passé. De fait, sur ce plan, notre Algérien chrétien reste sur sa faim, malgré tout. S’apercevant que, somme toute, c’est une affaire de spécialistes ; et leurs ouvrages, qui ne sont pas rares mais peu accessibles, le lui prouvent.

Et s’il fait l’effort d’aborder Augustin par ses  propres textes, leur lecture le confirme dans la difficulté qu’il y a à approcher de ce monde fini, qui n’a laissé que quelques vestiges romains dans son pays. Malgré la beauté et la profondeur incontestable des « Confessions »…

Augustin (et les autres, dans une moindre mesure), a beau avoir marqué de sa forte personnalité l’histoire africaine de son époque, en dépit d’une pensée tellement structurée qu’elle a influencé durablement la théologie occidentale, il reste néanmoins rudement hermétique au jeune Nord-africain de Kabylie ou d’ailleurs.

Or, tout compte fait, ce n’est pas à cause de l’œuvre ou de la mentalité ancienne. Car il en est de même de tous les auteurs de l’Antiquité, quelle que soit leur origine. L’Algérien, quand bien même il serait chrétien, sent confusément qu’Augustin ne lui appartient pas. Pire encore il ne voit pas comment il pourrait reconnaître en lui l’un des siens. Pendant des siècles, Augustinus – saint Augustin s’il vous plaît ! -, a été étudié à la loupe dans les universités d’Europe, choyé et préservé par les Européens, fêté dans leurs offices et leurs églises, célébré dans les villes de France et de Navarre, dont quelques villages portent le patronyme, tellement modelé et « relooké » par eux, puis transmis ainsi fait qu’il est de toute évidence plus européen qu’africain. Même si ce docteur de l’Eglise s’en est toujours défendu, et qu’il a affirmé plus d’une fois qu’il était africain avant tout, cela ne se voit ni dans l’image qu’on donne de lui, ni dans ses écrits : très peu d’allusions au terreau actuel de la berbérité, à commencer par son nom qui sonne si étrangement romain. Et si peu « numide ».

Alors que faire, que dire ? Est-ce que le grand Augustin est perdu pour les Kabyles et pour les Algériens, pour les Berbères d’Afrique du Nord ? Malgré les colloques dont il est l’objet, ici ou là-bas, restera-t-il inaccessible aux siens ?

Non, car Augustin revient, en se faisant tout petit, comme il sied au bon évêque qu’il a été. On lui a élevé un piédestal, on l’a enfermé dans une tour d’ivoire, sans son consentement ; on lui a bâti un grandiose mausolée, pour l’y enterrer, lui qui est mort assiégé par des Barbares, dans la précarité et la pauvreté, comme beaucoup des siens meurent en ce moment même. Oui c’est à son peuple qu’il faut le redonner, l’offrir. Son pauvre peuple qui souffre, n’entend pas les éloges que lui discernent la philosophie et la politique. L’Algérien de la rue ne se sent pas concerné par son œuvre grandiose, pourquoi ? Parce qu’il attend plutôt un mot, un seul ! C’est d’ailleurs un nom, le nom qui le rendrait enfin aux siens !

Et quel est ce nom ? Son nom, à lui, son vrai nom. Celui-ci : Agustan.

C’est le nom d’Augustin en berbère. En effet son nom ne vient pas d’Auguste[1], dont la signification (Augustinus, le petit Auguste) est tirée par les cheveux[2].

 

Nous proposons donc une autre explication à l’origine de son nom.

Pour commencer éliminons une idée reçue à son sujet.

Son nom, celui que ses parents lui donnèrent n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser Augustin, par référence à l’empereur Auguste, dont le nom eut, par la suite, la signification qu’on sait de « majesté » ; auquel cas son père, ou sa mère, aurait eu une « révélation » sur la destinée prodigieuse du bébé qui vient de naître ; et, alors, on ne voit pas pourquoi Monique, se serait fait tant de souci à son sujet.

Son nom, les spécialistes le savent, est AURELIUS.

D’ailleurs l’exemplaire, des « Confessions », qui est en notre possession a, sur la page de garde : S-AVRELI-AVGVSTINI-CONFESSIONVM-LIBRI[3].

Comment est-on passé d’Aurelius à Augustinus, voilà la question que ces biographes ne semblent pas avoir résolue. Faute, en partie, de ne pas connaître le berbère.

Ici il faut rappeler une habitude ancienne, qu’il est aisé de comprendre : lorsque deux personnes portent le même nom, comment fait-on pour les distinguer ? On a recours, tout simplement, à leur lieu d’origine.

On a ainsi, pour les saintes « Catherine », celle d’Alexandrie et celle de Sienne. Jeanne d’Arc et Jeanne de France ; Jean-Baptiste et Jean-Baptiste de la Salle, pour le distinguer du premier ; Antoine de Padoue, pour ne pas le confondre avec Antoine dit le grand, etc.

Or, à l’époque qui nous occupe, il y avait deux Aurèle (ou Aurelius), et le plus ancien, dans les ordres et par l’âge, était le primat de Carthage, un évêque dont la sainteté était reconnue (donc un saint du calendrier liturgique, pour l’Eglise Catholique), en sorte qu’il était toujours cité le premier dans les listes des chroniqueurs médiévaux[4] ; si bien que, pour distinguer les deux Aurèle, on finit par prendre l’habitude d’ajouter le lieu d’origine du second, c’est-à-dire Thagaste…

Or ce nom, qui donnerait en berbère « Agustan », est bien construit selon le schéma des noms autochtones, avec une terminaison en (A)N, tel que AMEZYAN, AMEQQWRAN, les plus connus et les plus répandus. Mais qu’on retrouve dans des noms tels que AWERTILAN, AÏSSIWAN, AMESTAN, ABOUSLIMAN, etc.

Le préfixe A, s’associe à la semi-voyelle W pour donner des réalisations variées selon les régions berbères : aussi bien WU/WOU, VU/VOU que BBU/BBOU, toutes indiquant ‘originaire de… ou ayant pour origine…, appartenant à…’ Ceux qui sont familiers de nos langues savent que les noms commençant par « BOU » sont légion.

Par ailleurs Thagaste ayant pour racine [GS], sans les deux ‘T’ qui sont la marque féminine du nom, (cela donne au masculin AGGUS, pluriel AGGUSEN), signifie la cordelière, portée encore en Kabylie par les femmes, au tour de la ceinture, celle-ci étant désigné par le verbe AGGES, se ceindre, et toute la série de mots s’y rapportant TAGGAST, TABAGGAST (à Bougie, en particulier) : la sangle, le ceinturon, harnais, bretelles, cuissardes et surtout baudrier. Voir, sur ce thème du baudrier, tout ce que nous rapporte Malika Hachid dans son dernier ouvrage (les Premiers Berbères, éd. INA-YAS et Édisud). Une vieille coutume libyenne, remontant à la nuit des temps !

Bâti à partir des mêmes lettres, le mot TAGUST, est aussi intéressant par sa signification : la bouture (du figuier entre autres) et le pieu/le bâton, auquel le berger attache ses bêtes. Or, comme le baudrier, le bâton est le symbole de l’autorité chez les Libyens, nous dit Malika Hachid. Le bâton – de berger guidant le troupeau, et donc de chef – est biblique et égyptien également : tous les personnages investis d’une forme d’autorité le portent, il n’est que de signaler ceux de Moïse et de son frère Aaron, ou ceux des Pharaons.

À titre d’exemple, nous voyons Aaron qui reçoit son autorité sacerdotale par le biais de son bâton, dans le célèbre passage du livre des Nombres (chap. 17, 16-26). Épisode dans lequel le bâton (TAGAST) d’Aaron bourgeonne (TAGAST) encore[5].

Le nom s’est donc construit simplement ainsi :

(T) U/A + GAST + AN ; le T du féminin ayant été éliminé. On pourrait le rendre en kabyle soit par Agustan, soit par Ugustan/Wugustan.

 

Rendons donc à Dieu ce qui lui appartient, c’est à dire tout, et rendons justice aux Berbères dont Agustan est bien le fils et l’ancêtre selon l’époque à laquelle on se place.

Enfin les chrétiens réformés ou catholiques, Kabyles ou arabophones, n’auront plus besoin de lui chercher un nom, ou une autre identité, qui le rendrait plus « Algérien ».

Ainsi en a-t-il été, il n’y a pas longtemps, où pour se « réapproprier » Augustin, on a cru bien faire en lui attribuant, dans un petit film, le nom de… MEQQWRAN ! (Le grand).

Parce que les auteurs ont été influencés par la signification du mot « auguste ». 

Certes ce docteur de l’Église est grand, et auguste, mais il a un nom enraciné dans l’histoire de son pays, dans la culture de son peuple ; il est, ce nom, plus amazigh, plus africain qu’on ne le pense ; il est toujours là, l’enfant de Thagaste, son nom est autour de la taille de celles qui pourraient être ses sœurs ou ses mères, s’il n’avait pas un peu pris de l’âge. Oui « D AMEQQWRAN[6] »mais il n’a pas besoin de changer de nom : AGUSTAN, dit suffisamment ce qu’il a à dire.


[1] Il faut savoir qu’en latin le “u” n’est pas transcrit et le nom d’Augustin s’écrit donc AVGVSTINI.

[2] Il est intéressant de consulter “la légende dorée” et ses différentes propositions sur l’origine du nom d’Augustin.

[3] Pas plus que ses parents ne lui ont donné les deux noms en même temps, comme l’écrivent certains (cf. “le Berbère lumière de l’Occident”). Du reste dans l’étude onomastique d’Afrique du Nord, le nom d’Auguste (et donc d’Augustin) n’apparaît jamais (cf. “la résistance africaine à la romanisation”), tandis que ceux des Julius, Flavius, Claudius, Aurelius, Domitius, etc., tous des “augustes”, sont nombreux.

[4] Saint Aurèle de Carthage serait mort la même année qu’Augustin, précédant ce dernier de quelques semaines.

[5] Sur le plan phonétique ce G est occlusif dans un cas, spirant dans un autre.

[6] C’est « un grand », ou c’est « un noble vieillard ».