1. A quand l’épilogue de l’amnésie collective ?

Il y a quelques années de cela, alors que je m’étais attablé à la terrasse d’un café et tandis que je lisais une traduction anglaise [1]  de “Confessions”, l’insigne œuvre de Saint Augustin, un ami m’ayant rejoint et mû par une saine et louable curiosité, m’avait demandé de jeter un coup d’œil  sur le livre que je tenais entre les mains, tels que nous en lisons souvent comme cela, afin de nous occuper durant notre temps libre. Bien sûr, je le lui passai volontiers. Cependant, à peine l’avait-il feuilleté, en quelques minutes, combien fus-je littéralement sidéré lorsqu’il m’interloqua :  “Ce Saint Augustin, n’est-ce pas cet américain venu en Algérie pour s’établir dans le désert, afin de vivre avec les nomades targuis ?”. Visiblement, il le confondait vaguement avec un certain Père Charles de Foucauld ! Il faut préciser que cet ami est un universitaire. Comment dois-je alors vous dire combien j’en fus tout confus à sa place ? Ce fut consternant pour nous deux, voire, pour nous tous, bien que cela prête volontiers à (sou)rire, je dois vous le concéder. Cette petite histoire, pour anecdotique qu’elle est, m’a ainsi légitimement amené à rédiger ces quelques notes de l’histoire de ce prestigieux intellectuel tombé dans l’oubli pour des raisons sur lesquelles nous n’allons pas polémiquer, et dont on ne trouve hélas nulle trace dans nos manuels scolaires ni sur les étals des libraires algériens. Mais, relire une oeuvre du berbère Saint-Augustin, originellement écrite en latin, dans la langue de Shakspear parait un peu saugrenu! En effet, c’est pour dire qu’à cette époque là (1997),  cette oeuvre ne me fut pas encore accessible en Algérie dans la langue de Voltaire, plus proche tout de meme du latin, et que j’ai du me la faire gracieusement offrir par une amie américaine, avec laquelle j’entretenais une correspondence à cette époque là.

Ainsi, ces quelques pages, écrites tout d’abord par devoir de mémoire, sont une modeste contribution  de ma part afin de faire connaître davantage nos illustres penseurs antiques et les réhabiliter parmi les leurs, dans leur Tamazgha natale. Alger avait abrité du 1er au 07 Avril 2001 une rencontre internationale des plus capitales, ayant réuni une pléiade – plus d’une quarantaine – d’éminents philosophes, théologiens, et autres chercheurs de notoriété internationale, venus de plus de 16 pays. Ils avaient tenté en l’espace d’une semaine – temps vraiment court au demeurant – d’exhumer et de cerner les grands principes de la pensée augustinienne considérée, à juste titre,  profondément humaniste, faite de tolérance et porteuse de paix. Cette paix qu’aujourd’hui encore nous recherchons vaillamment, depuis tant d’années déjà. Ce colloque avait mis en avant, la dimension, véritablement universelle, de ce maître à penser de l’Occident, cet éminent penseur pourtant bien numide dans toute sa chair, sa fougue et sa sincérité légendaire et surtout son incisive perspicacité, une savante sagacité rarement faillible, et qui demeure pourtant très peu connu (voire pas du tout) de nos universitaires aujourd’hui. Assurément, parler de Saint Augustin chez lui en Algérie, constitue à notre sens, un véritable réveil des consciences ! Sommes nous alors en droit de se demander si c’est l’épilogue de la terrible amnésie collective ?

 

2. Permanence de la pensée chrétienne berbère ?

Nous souhaiterions à travers cette évocation saisir cette opportunité pour nous ressourcer en allant revisiter sereinement, consciencieusement et avec une sincérité toute berbère, les limbes de notre passé, sans cesse refoulé, voire même exorcisé à notre corps défendant, mais qui marquera à jamais notre fougueuse et vive personnalité algérienne quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise, et dont on porte, aujourd’hui encore, les stigmates tellement vivaces au plus profond de notre âme.

Cependant, avant d’aller plus en profondeur dans ce qui caractérise la permanence de la pensée chrétienne berbère, nous devons de prime abord esquisser les contours du contexte historique nord africain ayant prévalu en cette époque de l’antiquité tardive. Rappelons déjà que trois géants dominaient la pensée chrétienne de l’Afrique du nord : Tertullien (155- 222) , Saint Cyprien ( 200 – 258) et enfin Saint Augustin (354 – 430 ). Ces trois berbères, chacun avec la personnalité qui est la sienne et le tempérament qui lui est propre, ont profondément imprégné la pensée chrétienne universelle et ont contribué à des degrés divers à l’établissement du dogme et à sa cristallisation. Ils sont de ce fait considérés comme les véritables pères fondateurs de l’Eglise africaine, rameau inséparable de l’Eglise Catholique Mère et dont l’oeuvre constitue désormais une harmonieuse et admirable trilogie que sut sécréter la pensée chrétienne berbère.

 

3. Tertullien (155-222), le précurseur exalté.

Il y eut d’abord Tertullien (155 – 222), né à peine un demi siècle après la mort de l’Apotre Jean, l’aimé du Seigneur.  De son vrai nom, Quintus Septimius Florens Tertullianus. Il fût un fils de Centurion de la cohorte proconsulaire. Celui-ci naquit à Carthage (en Tunisie d’aujourd’hui), qui fût pendant plusieurs siècles la véritable métropole de l’Afrique septentrionale, où il s’instruisit en grec comme en latin et destiné aux fonctions de rhéteur (i.e. ~ avocat d’aujourd’hui). On croit que sa famille était patricienne. Ses propres déclarations attestent qu’il avait reçu le jour dans le paganisme : «Autrefois, dit-il, nous insultions la religion du Christ, comme vous le faites aujourd’hui. Nous avons été des vôtres; car on ne naît pas Chrétien : On le devient.» Il avoue ailleurs qu’il avait été longtemps sans aucune lumière et privé de la connaissance du vrai Dieu; qu’il avait pris plaisir aux cruels divertissements de l’amphithéâtre; qu’il se reconnaissait coupable de toute espèce de prévarications, sans même en excepter l’adultère, et qu’il n’était au monde que pour pleurer ses fautes dans les austérités de la pénitence. Vers 195 il revint de Rome où il était avocat dans sa ville natale, converti au christianisme, après avoir, comme il le rapporte lui-même vidé jusqu’à la lie la coupe des plaisirs. Bientôt il commença une activité littéraire intense au service de l’Eglise. Saint Jérôme (347-419), – auteur de la première traduction complète (en latin) de la Bible dite la Vulgate et qui est demeurée la référence à ce jour – , et contemporain de Saint-Augustin, affirme que Tertullien était prêtre, mais c’est très invraisemblable selon les spécialistes. Il faut savoir gré à Tertullien des tristes confidences qu’il livre à la publicité. L’humilité du pécheur repentant a voulu expier les souillures du vieil homme par ces aveux, et glorifier la grâce qui avait fait de lui un homme nouveau. Mais, quand même ces aveux ne fussent pas sortis, de sa bouche, il eût été facile de conjecturer qu’une âme, ardente, comme la sienne, et sans frein pour la retenir au milieu des désordres du paganisme, avait du faire plus d’un naufrage. Ajoutez à cela le climat dévorant de la Berbérie, les passions qui bouillonnent sous ce soleil, et l’àpre énergie de ses mœurs, qui, du temps même de Saint Augustin, n’avaient pas encore perdu leur fougue ni leur rudesse. Aussi, quand Tertullien s’adresse à la volupté, on voit qu’il la flétrit comme un ennemi personnel qu’il faut tenir enchaînné, si on ne veut pas qu’il se venge de sa défaite. Mais nous avons déjà anticipé sur l’avenir. Tertullien, orphelin de bonne heure, trouva dans sa mère un guide tendre et éclairé. Doué d’une imagination facile à s’enflammer, d’un esprit pénétrant et naturellement droit, et enfin d’une grande puissance d’élocution, il obtint des succès comme avocat et professeur de rhétorique. Ces deux carrières conduisaient infailliblement aux honneurs. La beauté de son génie les lui promettait s’il fût resté dans le paganisme. Mais à côté de lui grandissait une religion sublime dans ses dogmes, pure dans sa morale, passant des catacombes à l’échafaud et de l’échafaud au triomphe. Il avait senti d’ailleurs le néant de la gloire humaine; les folles dissipations dans lesquelles il avait précipité sa jeunesse ne lui laissaient que dégoût et amertume. Le christianisme lui offrait de nobles luttes pour y déployer toute l’étendue de ses forces, et un joug salutaire pour comprimer des penchants qui l’avaient maîtrisé jusque-là. Il se sentit donc attiré aux idées chrétiennes, d’abord par ce vide que laisse en nous le désordre, et ensuite par le spectacle de la constance que déployaient les martyrs, en mourant pour la défense de leur foi. La raison lui disait qu’il fallait en croire des témoins, si héroïques et si sincères, et qu’il n’y a qu’une conviction profonde qui souffre et meure pour des faits et des principes. Il semblerait que ce fut Agrippinus, évêque de Carthage, qui acheva l’œuvre de la conversion de Tertullien, vers l’an 185. Le nom de cet évêque méritait d’être rappelé, pour avoir conquis au christianisme un homme qui en fut longtemps la gloire, avant de rompre si malheureusement avec l’Eglise. Mais cette conversion fut vraiment absolue.