Présentation de l’article du Professeur Bruns

Dans un article publié par la revue “Forum Katholische Theologie” (VOIR), le professeur Peter Bruns (Université de Bamberg) analyse le dernier ouvrage de l’islamologue Marie-Thérèse Urvoy : “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique”. La qualité des articles de cette revue de théologie catholique lui fait occuper une place de premier plan parmi les publications religieuses en langue allemande. Celle-ci présente un double profil qui la situerait, en France, entre la “Documentation Catholique”, et la “Revue d’Éthique et de Théologie Morale”.

Pour un lecteur non spécialiste, l’analyse du professeur Bruns, ici traduite de l’allemand, présente l’intérêt de prendre connaissance d’un certain nombre d’éléments cachés par le “politiquement-religieusement correct” contemporain. Il est, en effet, de bon ton de ne voir dans l’arabisme que sa composante islamique, en passant sous silence, dans la pensée arabe, l’héritage chrétien, mais aussi non-chrétien. C’est ainsi le cas de la contribution des auteurs chrétiens à l’émergence de la culture littéraire arabe des IXème et Xème siècles, via le transfert des connaissances de l’antiquité tardive probablement à partir des monastères du nord de la Mésopotamie. Il en est de même dans la partie de l’Espagne occupée par les maures, où les anciennes élites goths romanisées conservèrent l’héritage latin post-antique et apportèrent leur contribution à la littérature arabe en plein essor dans la péninsule hispanique. Cependant la contribution des chrétiens arabisés (les mozarabes) à la vie culturelle, philosophique, religieuse et scientifique en Andalousie, est en grande partie niée. La recension du Professeur Bruns, en outre démonte en quelques lignes la légende de l’idylle multiculturelle et multi religieuse dans l’Espagne mauresque, en montrant la réalité de la “tolérance musulmane”, avec des exemples peu connus du “grand public”.

Dans le dernier paragraphe, après avoir souligné le “haut niveau intellectuel, associé à une rigueur méthodologique éblouissante” de Marie-Thérèse Urvoy, le professeur Bruns nous fait part de son souci de voir les chaires d’islamologie de plus en plus occupées en Europe par des musulmans militants, ce qui conduit à substituer l’apologétique islamique à l’analyse historico-critique occidentale traditionnelle. Parallèlement à cette constatation, on peut noter le scandale causé par l’opuscule “Le Statut des moines “, justifiant canoniquement l’assassinat des moines de Tibéhirine (LIRE). Son auteur, converti à l’islam, est Jean Michot, ancien Professeur à l’Université Catholique de Louvain, et ex-président du Conseil Supérieur des Musulmans de Belgique, ex-professeur de théologie à Oxford, où exerce Tariq Ramadan.

 

L’article du Professeur Bruns

Marie-Thérèse Urvoy, “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique”, (Edition du Cerf, Paris 2011). ISBN : 978-2-204-09538-9 € 35,00

L’auteur est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale arabe et de langue arabe classique à l’Institut catholique de Toulouse. Elle dirige l’équipe de recherche CISA (Christianismes, Islams et Sociétés Arabes), et édite également la collection “Studia Arabica” (Éditions de Paris).

Le présent livre donne un aperçu représentatif des nombreux problèmes traités par l’auteur, au cours d’une riche vie de recherche (production d’un texte sacré, rédaction du Coran et sa tradition textuelle, histoire de la pensée arabe et, dans ce domaine, la contribution de la minorité chrétienne vivant en terre d’islam, la mystique islamique, et plus particulièrement le soufisme). Les travaux exposés sont divers, issus de publications soit spécialisées, soit de type “grand public”. La présentation de la matière traitée a donc été adaptée pour concerner un large public. L’auteur a ainsi assuré une unité liée au titre de l’ouvrage, dont l’objet “global” est la mise en rapport de deux disciplines différentes, l’islamologie et la littérature arabe. A travers la diversité apparente des travaux présentés se dégagent alors des constantes qui s’articulent selon deux axes principaux: d’une part la philologie, qui vise à créer un texte critique, d’autre part la question historique de la dialectique entre l’intention de chaque auteur et la réception de l’écrit par le public à travers les siècles .

Le premier chapitre est consacré au problème général de l’établissement des textes et à celui de la création de leurs versions critiques, par exemple ceux d’Averroès et de Yahya ibn Adi. C’est à ce propos qu’on doit noter que, de nos jours, il n’existe aucune version critique du Coran et que, pour les années à venir, ce vide n’est pas près d’être comblé par le projet de recherche “Corpus Coranicum” de l’Académie des sciences humaines de Berlin-Brandebourg. Pour la philologie arabe, il reste encore beaucoup à faire.

Le «Traité d’éthique» de Yahya ibn Adi (Chapitre II, p. 32) soulève la question de la contribution des auteurs chrétiens à l’émergence de la culture littéraire arabe des IXème et Xème siècles. De nos jours, en ce qui concerne la traduction des œuvres grecques du syriaque en arabe, il est de bon ton de couvrir la “lumière” des chrétiens d’Orient, sous le boisseau d’une négligence intentionnelle. Cependant, à partir de l’époque hellénistique, le transfert des connaissances de l’antiquité tardive a eu lieu dans le monde oriental vraisemblablement à partir des monastères du nord de la Mésopotamie (gréco- syriens) qui, au sixième siècle, étaient souvent bilingues. Les moines syriens copiaient les manuels de concepts philosophiques fondamentaux, qui les aidaient dans les débats christologiques quotidiens, associés aux témoignages des Pères, et aux commentaires des exégètes.

Un processus d’adaptation similaire eut lieu en Andalousie, partie de l’Espagne occupée par les maures. Là ce furent les anciennes élites goths romanisées qui, pour autant qu’elles n’aient pas été chassées, ou qu’elles ne se soient pas converties à l’Islam, conservèrent l’héritage latin post-antique et apportèrent leur contribution à la littérature arabe en plein essor dans la péninsule hispanique. Ainsi, un psautier en arabe, sur la base de la Vetus Latina, fut créé par le goth mozarabe Hafs, ceci pour les besoins liturgiques des laïcs chrétiens qui, ayant grandi dans un environnement linguistique arabe, n’avaient plus d’accès direct aux sources latines du Christianisme. En fin connaisseur de l’arabe classique Hafs créa un chef-d’œuvre poétique qui pouvait être opposé à l’arabe coranique cahoteux (ch. XII, p. 295: “le langage du Coran est loin d’être clair”),  et qui, d’un point de vue esthétique, démontrait la suprématie intellectuelle du Christianisme sur un Islam militairement vainqueur. La contribution des chrétiens arabisés – les soi-disant mozarabes (cf. chapitre VII, “Une communauté chrétienne arabe problématique”) à la vie culturelle philosophique, religieuse et scientifique en Andalousie, est en grande partie rejetée, bien que de nombreux philologues devraient savoir que des manuscrits orientaux principalement nestoriens et melkites, mais aussi de provenance monophysite, sont parvenus à l’ouest par l’ Espagne par des chemins plutôt sinueux. La recherche moderne occidentale, et bien plus encore la conscience moyenne musulmane, associe tout de go l’islam à l’arabisme, ce qui va de pair avec l’omission de l’héritage chrétien, mais aussi non-chrétien, dans la pensée arabe. Ainsi, le plus célèbre penseur sunnite al-Ghazali a transformé volontairement les noms grecs de ses citations pour échapper aux attaques de ses coreligionnaires militants, qui lui reprochaient ses emprunts permanents au paganisme préislamique. De même l’équation arabisme=Islam apparait irrecevable, lorsque l’on se penche sur les auteurs nestoriens comme Ammar al Basri (9ème siècle), qui ont enrichi le vocabulaire philosophique et théologique des arabes, en le calquant sur du syriaque pur (chapitre XIII, p. 303). L’auteur a pu se baser sur les études du Jésuite libanais Louis Cheikho, un grand connaisseur de la littérature arabo-chrétienne, qui dénie toute co-naturalité entre la langue arabe et l’Islam. Les recherches plus anciennes (de Sacy et Wellhausen) ont déjà pu prouver que les chrétiens arabes d’Arabie du nord et de Mésopotamie étaient au 6ème siècle les inventeurs de l’écriture arabe [p. 308 en référence aux inscriptions de Zabad (512 apr. J.-C.) et de Harran (568 apr. J.-C.)].

En ce qui concerne la contribution des Chrétiens arabes à l’histoire de la philosophie en Orient, l’auteur s’est longuement penchée sur Yahya ibn Adi (ch. VI), qui a présenté le premier traité arabe sur l’éthique (traduction française de M.-Th. Urvoy, Cariscript, Paris 1991,). Malgré son profond caractère chrétien, il n’est souvent cité dans la tradition islamique que sous des noms musulmans. Même si Yahya, traduction arabe de Jean, traite de façon plutôt générale, dans un sens aristotélicien, des vertus et des vices (ch. VI, p. 72 sq), son anthropologie et sa conception des qualités de l’homme parfait (ch. IX, p. 82-90) sont bien inspirées de la christologie nestorienne. C’est Jésus l’homme parfait qui a été agréé par Dieu-Logos, et qui uni à Lui de façon prosopique (pour ainsi dire « personnelle » mais pas hypostatique) sert de modèle au chrétien. L’imitation du Christ ne s’opère jamais directement, mais seulement par l’intermédiaire de la nature humaine transfigurée du Sauveur, dans laquelle la divinité réside comme dans un temple. Même une telle Christologie, portant bien éloignée des tendances monophysites de l’Église impériale, restait encore trop scandaleuse pour certaines oreilles musulmanes. L’historien devra retenir que c’est la théologie chrétienne, hautement développée de ce temps là, qui a conduit à des concepts classiques, à travers les disputes christologiques permanentes, et a fourni à l’Islam naissant l’équipement philosophique de base.

L’identité linguistique, culturelle et religieuse des Chrétiens espagnols (“Mozarabes”, ch. VII) restés sur place, assimilés et arabisés sous la domination musulmane pendant la période mauresque, appartient aux phénomènes les plus fascinants de l’histoire médiévale de l’Église. La situation de ces chrétiens de la péninsule ibérique était particulièrement inconfortable, en dépit de leur fonction de tête de pont entre leurs frères de foi au Nord et les seigneurs musulmans au sud. Il n’est pas rare qu’ils aient dû supporter les reproches de collaboration et de trahison de la part de leurs frères du Nord; ils étaient jugés comme peu sûrs par les musulmans et parfois ils seraient accusés par les dominicains d’hérésie en raison de leurs particularités rituelles et doctrinales.

En dépit d’une glorification douteuse au 19ème siècle, l’Espagne mauresque n’était à aucun moment une idylle multiculturelle et multi religieuse. La tolérance musulmane, ou plutôt le fait de tolérer la minorité chrétienne, était extrêmement variable, et dépendante des conditions politiques du moment, en raison des contrats de protection, attribués de façon erronée au calife Omar « le bien guidé par la loi ». Fondamentalement les chrétiens, par rapport aux fidèles de l’Oumma, ne possédaient pas les mêmes droits civiques, et ne profitaient que d’une liberté de culte restreinte (que l’on ne doit pas confondre avec la liberté religieuse), liberté pour laquelle ils devaient payer un prix élevé. Ainsi, Cordoue est devenue très tôt le siège de l’émirat des Omayyades chassés de Syrie, qui installèrent le premier état théocratique islamique sur le sol européen. Pendant cette phase d’islamisation, les églises de la ville furent détruites, ou changées en mosquées. La cathédrale Saint Vincent (p. 192) fut temporairement utilisée comme centre de prière multi religieux, pour finalement être complètement détruite et reconstruite comme grande mosquée. Au 9ème siècle, l’intérieur de la ville, protégé par des murailles, était vide de tout chrétien, les églises ne pouvaient être construites qu’à l’extérieur sur des lieux définis au-delà du Guadalquivir. La dernière communauté chrétienne restante fut déportée pendant le règne des Almoravides au Maroc en raison d’un soi-disant non-respect du contrat de protection. Dans les années 80 du 20ème siècle, la recherche française s’est penchée sur la prétendue tolérance musulmane. Le neuvième chapitre traite cette question en lien avec les “protégés” chrétiens d’Andalousie. En plusieurs points de son œuvre, le philosophe Ibn Rushd (Averroès) s’est penché sur une question fondamentale : savoir si l’Islam, somme toute, est capable d’une relation basée sur la raison avec les « infidèles » et les “protégés”. Ce n’est pas par hasard, car son grand-père, Abu-I-Walid ibn Rushd a participé personnellement à la déportation violente de chrétiens insubordonnés vers l’Afrique du Nord.

Le thème du chapitre XVI est la violence morale et physique imposée par le régime juridique de la dhimma aux “protégés” (juifs, chrétiens, sabéens, zoroastriens) du pouvoir islamique. Le verset 29 de la sourate IX parle de la jizya qui doit être considérée comme un tribut, servant de moyen d’oppression fiscale des «infidèles». De son temps, dans son ouvrage de référence “Les califes et leurs sujets non musulmans», Tritton parlait d’une persécution financière, qui englobait et imprégnait aussi la vie quotidienne des chrétiens [cf. The Caliphs and their non-Muslium Subjects : a Critical Study of the Covenant of Umar (Les califes et leurs sujets non musulmans: étude critique du pacte d’Omar), Oxford University Press 1930].

Les articles de ce livre ne se limitent cependant pas au Moyen-âge et à l’Espagne médiévale. Ils traitent aussi du présent et des courants mystiques du soufisme qui ont éveillé l’intérêt théologique de chrétiens contemporains engagés dans le dialogue islamo-chrétien. Ainsi le chapitre III traite du soufisme populaire et de la psychologie islamique ordinaire, le chapitre IV du caractère équivoque de la conception de l’amour dans le soufisme, le chapitre V de l’impossibilité de penser un soufisme conforme à la raison. Pour les théologiens on trouve en appendice la question de la différence des idéaux de sainteté dans le christianisme et dans l’islam, idéaux qui ont leurs racines dans des images différentes de Dieu et de l’homme. En vue d’une éventuelle libéralisation de l’Islam (mot-clé: Euro-Islam), et de son intégration dans la société occidentale, principalement en France avec une minorité maghrébine qui façonne aujourd’hui le paysage des grandes villes, le chapitre XV concerne l’urgence d’une solution pour ces problèmes contemporains.

Toutes ces contributions couvrent le large éventail de la philologie et de la philosophie, de l’analyse textuelle et littéraire, de l’exégèse et de l’enquête historico-théologique, tout ceci à un haut niveau intellectuel, associé à une rigueur méthodologique éblouissante. Si l’on considère toutefois la politique de promotion universitaire en France et en Belgique, on peut se faire du souci en constatant que cette excellente tradition d’islamologie critico-analytique, encore digne de ce nom car ne se réduisant pas à une simple “islamographie”, est en voie de disparition, aussi bien dans les universités catholiques comme celle de Louvain, que dans les universités laïques comme celles d’Oxford, et Toulouse II le Mirail. Ici comme là, en raison d’un climat politico-religieux général, défavorable aux humanités, de plus en plus de musulmans militants, et leurs proches amis, parviennent à occuper des chaires, ce qui conduit à substituer l’apologétique islamique à l’analyse historico-critique occidentale traditionnelle. Une révolution silencieuse est en train de dévorer ses propres enfants, y compris les esprits les plus brillants et les plus critiques.

Peter Bruns, Professeur d’Histoire de l’Église, Université de Bamberg (Allemagne)