Cette année, Les Editions du Cerf ont publié “Islamologie et monde islamique” (mai 2016), ouvrage de 430 pages qui associe la discipline universitaire dédiée à l’étude de l’islam sous ses deux aspects religion et civilisation, et la connaissance de la communauté islamique (umma), dont les membres sont liés par le fort lien de fraternité qui a remplacé le lien tribal et clanique des origines. L’auteur, l’un des plus brillants spécialistes du sujet traité (LIRE), est Marie-Thérèse Urvoy, professeur d’islamologie, d’histoire médiévale arabe, de philosophie arabe, et de langue arabe classique, à l’institut Catholique de Toulouse, et à l’université Bordeaux III. A un mois d’intervalle, le Ministère de l’Intérieur, en partenariat avec le Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, diffusait (avril 2016) une série d’appels à projets pour relancer la recherche en islamologie et sur l’islam de France, avec créations de postes universitaires. Cette décision gouvernementale, intitulée “Islam, religion, société”, est justifiée en alléguant “un déclin de l’islamologie en France”.

Une telle occurrence conduit naturellement à une première question portant sur le sens du mot “islamologie”, utilisé dans chacun de ces deux contextes. S’agit-il ici du même contenu?

Une seconde question, liée à la première, se pose au sujet d’un éventuel “déclin de l’islamologie en France”, alors que les publications de Marie-Thérèse Urvoy, le renom de l’équipe de recherche (associant des compétences complémentaires) qu’elle constitue avec son époux Dominique, et l’organisation des colloques annuels de l’équipe internationale “Christianismes, Islams, Sociétés Arabes” (CISA), manifestent plutôt un dynamisme de la recherche française en islamologie. En effet, ces colloques réunissent les meilleurs chercheurs provenant de divers pays, les actes de ces rencontres scientifiques étant régulièrement publiés, notamment dans la collection Studia Arabica des Editions de Paris. Pour la France, on note des chercheurs de renom associés à l’équipe internationale CISA parmi lesquels: Mohammad Ali Amir Moezzi (directeur adjoint du Centre d’études des religions du Livre et directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes, Sorbonne), Dominique Urvoy (auteur de “Les penseurs libres dans l’Islam classique. L’interrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants”, Flammarion, 2003), François Déroche (Collège de France). Pour l’étranger: Miklos Maroth directeur de l’Institut Avicenne d’Etudes sur le Moyen Orient, Vice Président de l’Académie Hongroise des Sciences, Peter Bruns directeur de l’Institut de Recherche sur l’Orient Chrétien (Katholische Universität Eichstätt-Ingolstadt), Heinz-Otto Luthe vice-directeur de cet institut, Karam Rizk directeur de l’Institut d’Histoire de l’université Saint-Esprit de Kaslik (Liban), Amal Marogy professeur d’Arabe classique, Researcher in Neo-Aramaic Studies à l’Université de Cambridge, directrice de  Asian and Middle Eastern Studies at King’s College, fondatrice et organisatrice de la première “Foundations of Arabic Linguistic Conference” (FAL1, 2010).

L’avant-propos de “Islamologie et monde islamique”, complété par le dernier chapitre “A propos de l’enseignement de l’arabe dans l’Université française”, ainsi que la biographie de l’auteur, permettent de répondre à la première question en examinant les objectifs visés dans le cadre du livre, et dans celui du projet “Islam, religion, société”. Pour le livre, une réponse naturelle apparait en “synthétisant” sa position intellectuelle par le terme “islamologie scientifique”, pleinement justifié au sens de la meilleure définition du mot “Science”, celle donnée dans le Dictionnaire philosophique de Lalande:

“Ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant d’unité, de généralité et susceptible d’amener les hommes qui s’y consacrent à des conclusions concordantes, ces conclusions étant de telle nature qu’elles ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui sont communs aux hommes en question, mais de relations objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme par des méthodes et des vérifications définies”.

Dans le cas de “Islamologie et monde islamique”, cet “ensemble de connaissances et de recherches” repose sur un socle solide, celui des normes scientifiques de l’exégèse historico-critique des religions et des civilisations. Ces normes sont celles de la tradition universitaire occidentale, caractérisée par une méthodologie rigoureuse, et des recherches objectives minutieuses, ici tant sous son aspect “civilisation” que sous son aspect “religion”. De telles règles impliquent que les résultats des auteurs et chercheurs “ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels”, c’est à dire l’islamologie scientifique exclut l’idéologie, la polémique, donc n’a pas la faveur des médias dominants où, le plus souvent, s’expriment des islamologues autoproclamés.

De ce fait, cette discipline intellectuelle n’a rien à voir avec le terme islamologie utilisé en tant qu’objet de l’enseignement et de la recherche en pays islamiques, qui s’interdisent toute approche critique des textes sacrés, en raison d’un Coran dicté par Allah à son Prophète, et du culte rendu à ce dernier. Le chapitre 21 “Esprit critique et textes sacrés en islam” est consacré à l’analyse du fait religieux et historique de cette situation.

L’islamologie scientifique n’a rien à voir aussi avec le sens qui transparait dans le texte gouvernemental “Islam, religion, société”, à travers les références citées, et l’objectif politique visé, celui d’un “Islam de France”. Indirectement le chapitre 20, intitulé “Car c’est le parti d’Allah qui sera victorieux” (Coran V, 56), en présence d’un Coran, incréé, inimitable, dicté par Allah, dévoile l’utopie d’un tel projet, chapitre où il est dit “L’islam est une communauté (umma) vertueuse, la meilleure de toute (Coran III, 110) et la dernière de toutes, car la umma est immuable (IX, 36) et parfaite, c’est Dieu qui l’a fondée et lui a donné son nom …”. C’est aussi le cas du chapitre 17, “La citoyenneté et l’islam en France”, où on peut lire: “qu’il n’y a pas de différence de nature entre ce que les médias appellent « islamistes modérés », et islamistes tout court, ou islamistes violents. La seule différence est de méthode: les derniers prônent la violence, alors que les premiers tablent sur une conquête pacifique par des concessions progressivement acquises”. La taqiyya, ou “dissimulation légale” (sujet développé dans le chapitre 12) en dar al harb (terre de la guerre, celle des “infidèles”), devient alors une ruse de guerre, permettant aux islamiques “modérés” de composer (pages 204-205) dans l’attente d’une situation de majorité issue de la démographie et de l’immigration. C’est aussi le cas du chapitre 3 “Vertu éthique et morale islamique” qui traite (page 49) d’un ordre hiérarchique parmi les croyants, le “combattant” étant toujours mis au dessus du “non-combattant” par Allah (verset 95 de la sourate IV), illustrant ainsi le fossé entre deux conceptions de l’éthique. Cette vertu est présentée, avec exemples, dans le manuel d’enseignement religieux pour enfants “La Voie du Petit Musulman” (tome 5, Editions Essalam, Paris, vendu à la FNAC), en particulier page 46, où il est dit que “Le combat est une obligation pour tout musulman”, avec citation du verset 111 de la sourate 9: “Allah a racheté aux croyants, leurs propres personnes et leurs biens en échange du Paradis. Ils combattent dans le sentier d’Allah : ils tuent, et ils se font tuer”. Les tomes suivants, pour adolescents et adultes, développent cet aspect. En contraste, Saint Louis ne put obtenir de l’Eglise, pour son frère mort dans la croisade, le titre de “martyr”.

Sous un autre aspect, la biographie de Marie-Thérèse Urvoy donnée par Wikipédia (LIRE), ses nombreux ouvrages et articles, sont une source d’informations précieuses justifiant le choix de l’adjectif “scientifique” associé au mot islamologie. En effet, ces informations montrent que la rédaction de chaque chapitre est le résultat d’une réflexion guidée par une suite de “relations objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme par des méthodes et des vérifications définies”, ce qui exclue l’aspect polémique, si fréquent dans les études contemporaines. C’est ainsi que l’élaboration de telles “relations objectives” suppose au départ une première condition absolument nécessaire: celle d’une connaissance profonde de l’arabe littéraire que l’auteur possède à un niveau exceptionnel. Parallèlement, le chapitre 36 parle de l’enseignement de plus en plus répandu “d’une langue allégée, rudimentaire, s’adossant à une littérature arabe dite « contemporaine», simplifiée à l’envi”, accessible aux étudiants arabophones d’origine, et aux professionnels du dialogue islamo-chrétien (pages 402-403).

La naissance à Damas de l’auteur, sa première place au baccalauréat syrien en langue arabe pour les établissements privés, dont le prix traditionnel est le titre de membre correspondant de l’Académie arabe de Damas, ville où une partie de ses jeunes années s’est déroulée, ainsi qu’à Beyrouth, en suivant les enseignements des meilleurs spécialistes, constituent déjà une condition suffisante de l’excellence du niveau atteint en arabe classique. Cette formation est élargie quand, lors d’un séjour à Madrid, l’auteur a pu bénéficier des moyens de la Casa Velasquez dans les domaines des arts et des lettres de la période islamique de la péninsule hispanique, et du contact avec les meilleurs spécialistes espagnols de l’islam. Sur cette base, elle a travaillé sur le problème des « établissements des textes », en association avec la codicologie. Cette matière complexe fait intervenir des manuscrits de différentes sources, avec comparaison des versions manuscrites et éditées, l’objectif étant de pénétrer par la philologie dans la problématique de la logique interne du texte. Il s’agit de distinguer des filières permettant de remonter le cours des différenciations vers un éventuel original, sujet typiquement scientifique au sens de Lalande, qui demande de multiples confirmations “par des méthodes et des vérifications définies”.

Un second séjour au Proche-Orient, donne l’occasion à Marie-Thérèse Urvoy de se perfectionner de nouveau dans les domaines de la littérature arabe, de la philosophie arabe, et de la pratique juridique en Islam, sujets qui concernent de nombreux chapitres du livre. En particulier, elle a pu compléter son cursus en suivant les cours du Cheik Kaftaro (plus tard Grand Mufti de Damas) à la faculté de la Sharia de l’Université de Damas, c’est à dire via un contact direct avec l’islamologie telle qu’elle est pratiquée en milieu islamique, et appliquée aux musulmans arabes. Les connaissances acquises dans ce dernier cadre sont le support de la plupart des chapitres du livre, la sharia imprégnant profondément le comportement de l’individu, et de la société islamique.

La biographie de l’auteur fait apparaître l’approfondissement d’autres sujets, qui ont contribué à la matière traitée tout au long de ce traité d’islamologie scientifique. On note ainsi:

– (i) L’histoire de la pensée et de la civilisation arabes, jointes à  la contribution des chrétiens arabes d’Orient, et celle des chrétiens d’al-Andalus à la pensée philosophique, religieuse, scientifique (chapitre 33).

– (ii) Les divers aspects de la mystique islamique, soit populaire, soit intellectualiste, et leur base coranique (son action dans la formation de la certitude du croyant, son intervention dans la psychologie de ce croyant). A ce propos, on peut noter plusieurs articles de Marie-Thérèse Urvoy dans le “Dictionnaire du Coran” (Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007), publié sous la direction de Mohammad Ali Amir Moezzi, directeur adjoint du Centre d’études des religions du Livre et directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Sorbonne). Dit en passant, curieusement la “Bibliographie indicative” du projet n°11 (Les approches réformistes dans l’islam contemporain et leur influence en France, pages 3-4)du texte gouvernemental ne mentionne pas ce “Dictionnaire du Coran”. C’est aussi le cas de l’apport fondamental de Dominique Urvoy au thème du projet, en tant qu’auteur des deux ouvrages “Histoire de la pensée arabe et islamique” (Seuil, 2006),  et  “Les penseurs libres dans l’Islam classique. L’interrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants” (Flammarion, 2003).

– (iii)L’histoire de l’évolution du dialogue islamo-chrétien, et de ses dérives, objet des chapitres 26-30 du livre “Islamologie et monde islamique”.

Le livre est organisé en quatre grandes parties qui couvrent les domaines liés à l’islamologie:

– I. Les données fondamentales (cinq chapitres).Vie et défis de la lettre en Islam. La notion de personne en Islam. Vertu éthique et morale islamique. Ethique (ahlaq) et humanisme arabe. Le juste en Islam, de la Loi au Droit.

– II. Aspects particuliers (16 chapitres). IIa La Famille (Statut de la femme, la morale conjugale, les mariages islamo-chrétiens). IIb L’économie. IIc La société. IId La politique (Démocratie. Fondamentalisme et terrorisme. Fait religieux et nation. Citoyenneté et islam en France). IIe L’idéologie (Droits de l’homme en Islam. Critique de la laïcité. “Le parti d’Allah”. Esprit critique et textes sacrés)

– III. Islam et christianisme (9 chapitres) qui traite des notions de Dieu (chapitre 22) et du salut (chapitre 23) dans les deux religions, des argumentations rhétoriques utilisées (chapitre 24), de la violence morale (humiliation) liée au statut des chrétiens (dhimmîs) en terre d’Islam (chapitre 25), des différents aspects du dialogue islamo-chrétien (chapitres 26-30).

– IV. Quelques aspects culturels significatifs (6 chapitres) sur des sujets d’islamologie.

Comme dit plus haut, le texte gouvernemental “Islam, religion, société”, pour relancer la recherche en islamologie et sur l’islam de France,est justifié en alléguant “un déclin de l’islamologie en France”. S’il s’agit de l’islamologie scientifique actuelle, ce diagnostic est faux. Cependant le dernier chapitre du livre (A propos de l’enseignement de l’arabe) n’est pas optimiste pour le futur. Le projet gouvernemental aidant, on peut craindre que les chaires “Islamologie” des universités soient de plus en plus occupées par des arabophones, convaincus que le Coran (incréé, inimitable, dicté par Allah) ne peut être l’objet d’une critique scientifique, jugée blasphématoire. Ceci reviendrait à céder à la demande pressante des “Résolutions de la 38ème session du Conseil des Ministres des Affaires Etrangères de l’Organisation de la Coopération Islamique” (28-30 juin 2011, chapitre “Les affaires juridiques”, page  3, points 8,9 et 10) qui exige, dans le droit international, une interdiction de tout examen critique de l’islam et de la Sharia, qualifié d’islamophobie (LIRE). D’une telle situation, ne peut résulter qu’affaiblissement, et abandon progressif de la tradition universitaire occidentale, caractérisée par une méthodologie rigoureuse, et des recherches objectives minutieuses, au profit de la tradition des universités des pays islamiques. Tarik Ramadan à l’université d’Oxford, Jean Michot (président du Conseil Supérieur des Musulmans de Belgique) à l’université catholique de Louvain et à l’université d’Oxford, Eric Geoffroy converti à l’islam via le soufisme, à l’université de Strasbourg et à l’université catholique de Louvain, sont des exemples. Aux Etats Unis, plus de 80% des chaires sont maintenant occupées par des fidèles de l’islam.