I. La promesse du primat (Mt 16, 16 ; Lc 22, 32)

A. Le texte fondamental.

« Etant venu dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogea ses disciples disant : “Que disent les hommes qu’est le Fils de l’homme?” Ils dirent : “Les uns disent que c’est Jean le Baptiste ; d’autres, Elie, d’autres encore, Jérémie ou quelqu’un des prophètes.” Il leur dit : “Mais vous, qui dites-vous que je suis ?” Répondant, Simon-Pierre dit : “Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. ” Répondant, Jésus lui dit : “Tu es bienheureux, Simon Barionas [fils de Jonas], car ce n’est ni la chair et du sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les Portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre, sera délié dans les cieux”. » (Mt 16, 13-19, trad. Lagrange).

B. Authenticité et historicité du passage.

Les versets 18 et 19, présents dans tous les manuscrits et toutes les versions anciennes, sont cités depuis la plus haute antiquité chrétienne (Ev. aux Héb., 100 ; Odes de Salomon, Pasteur d’Hermas, S. Justin, 150 ; S. Irénée, 180 ; Tertullien, 200 ; Origène, 230). Le caractère profondément sémitique du passage (bienheureux, Barionas, Père qui est dans les cieux, la chair et le sang, lier et délier, portes de l’enfer, royaume des cieux) enlève toute probabilité à la thèse d’une interpolation par l’Eglise romaine au 2e siècle.

La critique rationnelle (#rationalisme, fondé sur le préjugé pseudo-philosophique du refus a priori du surnaturel) montre que les évangiles sont des témoignages historiques dignes de foi (manuscrits intégraux du NT à 300 ans des évènements, plus anciens fragments à 30 ans [Homère : 1800 ; Virgile : 800], variantes : 150 mots 150000, de loin meilleur que tous textes profanes de l’Antiquité, cf. Apol., 3). La documentation montre que l’Eglise primitive n’était en aucune manière un milieu anarchique de groupuscules charismatiques s’alimentant de mythes selon l’inspiration individuelle, mais une communauté hiérarchiquement structurée pour conserver et transmettre, sans innovation, sous la garantie d’apôtres et d’autres témoins, les paroles et faits de Jésus (discours doctrinal certes, mais surtout narratif, traditionnel, de témoins authentifiés par Jésus).
Du fait de l’historicité générale des évangiles, la reconnaissance de l’authenticité littéraire (#interpolation par une main ultérieure : Harnack) entraine celle de l’historicité de ce qui est présenté comme fait historique (#idéalisation : paroles pas prononcées par Jésus, mais expriment idée de l’Eglise primitive : Loisy, Bultmann).

C. La primauté de Pierre dans l’ensemble du NT.

En faisant abstraction des trois textes majeurs (Mt 16, 16 ; Lc 22, 32 ; Jn 21, 15), l’examen du l’ensemble du NT montre qu’il est historiquement certain que Pierre possédait une primauté venant de Jésus lui-même, et fournit des indices en faveur d’une primauté de juridiction (#d’honneur : doyen ; #de direction : président d’assemblée).

1. Jésus met Pierre en avant par rapport aux autres. a) Il impose à Simon fils de Jonas, et à lui seul, un nom nouveau (Mc 3, 16 ; Lc 6, 14 ; Jn 1, 42 : כפא, kepha [Πετρος, Petrus], qui qualifie la personne en référence à la solidité du roc [cf. Lc 6, 48]), inusité en araméen comme surnom et quasiment inconnu en grec et latin de l’époque : surnom que Jésus annonce (Jn 1, 42), donne (Mc 3, 16) et explique (ici). b) Il agit de telle sorte que Pierre soit reconnu comme spécialement choisi : il est nommé en premier dans « les trois » (résurrection de la fille de Jaïre, transfiguration, Gethsémani) ; Jésus fait publiquement sein ce qui est à Pierre (barque, Lc 5, 3 ; maison, Mt 8, 14 ; tribut, Mt 17, 24) ; il s’occupe spécialement de Pierre (marche sur les eaux, corrections, reproche à Gethsémani, seule annonce explicite du martyr) ; il accepte que Pierre interroge et réponde au nom de tous.
2. Les autres reconnaissent (au moins après la résurrection) sa primauté. a) Les listes des apôtres le nomment toujours en premier (et Judas toujours en dernier) : alors qu’ils avaient autrefois rivalisé, cette priorité fixe est l’indice d’un état institutionnel accepté. b) Ils désignent le collège en référence à lui (Pierre et les Onze, Pierre et les apôtres, cf. « le Grand-prêtre est ses adhérents », Ac 5, 17). c) Rôle de témoin spécial dans la résurrection (entré le 1er au tombeau ; « il est apparu à Simon », Lc 24, 34).
3. Pierre exerce sa primauté après la résurrection. Succession de Judas, Pentecôte (1er discours et 1ère loi d’incorporation), Temple (1er miracle et discours, répond pour les autres), 1ères visites apostoliques (Samarie, églises non fondées par lui), 1er envoyé aux païens, 1ère définition de la vérité (Concile de Jérusalem).

D. Examen direct du texte.

1. Le « silence » des autres synoptiques. Mc et Lc, qui rapportent la scène de Césarée, n’ont pas la promesse du primat. Ce serait un anachronisme de dire que sa mention était indispensable : elle était un fait appartenant à la structure de l’Eglise, attesté par des miracles et reconnu par tous (le primat de Pierre a été reconnu même chez les Orientaux jusqu’au XIIe siècle). Lc dépend de Mc, l’évangéliste de Pierre, qui fait taire par humilité ce qui peut le grandir (Eusèbe de Césarée) et qui, écrivant pour les romains (et après l’évasion de la prison d’Agrippa en 43), évite de parler de « clés du Royaume » et de pouvoir de délier (Mt écrit avant les persécutions). En outre Lc a ailleurs (dernière Cène) un passage exactement parallèle à Mt :

Mt 16, 18
Lc 22, 32
Danger
Les portes de l’Enfer combattront l’Eglise
Satan a demandé de vous passer au crible
Remède
Moi je te dis
que tu es Pierre
et sur cette pierre
je bâtirai mon Eglise
Moi j’ai prié pour toi
pour que ta foi ne défaille pas
et toi, à ton tour,
confirme tes frères
Effet
Portes de l’Enfer ne prévalent pas
Foi de Pierre maintenue, frères confirmés
2. Le changement de nom.Si le (sur)nom nouveau s’est universellement répandu (« Simon » est presqu’oublié), à la différence par ex. de « Fils du tonnerre » (Jacques et Jean), c’est que, pour l’Eglise primitive, il avait une extrême importance par sa signification, considérée comme une partie de la tradition apostolique. Kephas (transcription grecque du mot araméen kepha, avec term. masc.) avait une signification évidente pour les chrétiens d’origine juive, Petros (trad. en grec de Kepha : πετρα, le rocher, avec term. masc.) prévaut pour les autres. Le fait qu’un nom propre soit, non transposé (comme Jésus, Marie, qui ont une signification en hébreu mais non en grec) mais traduit, est une exception qui réclame une justification : l’importance accordée par l’Eglise primitive à sa signification.