Les éléments de la mise en cause

– (a) La Revue Thomiste, fondée par des dominicains français en 1893, est une publication internationalement réputée pour la qualité, et le niveau scientifique de ses articles, études, chroniques, recensions. Elle bénéficie de la collaboration de spécialistes reconnus.

– (b) Le professeur Dominique Urvoy est un spécialiste de la pensée, civilisation, et philosophie arabe. La dizaine d’ouvrages qu’il a publiée (VOIR), dont “Histoire de la pensée arabe et islamique” (Seuil, 2006) présenté comme “une somme d’érudition”, “la référence absolue”, fait de cet enseignant-chercheur une autorité incontestée en islamologie. Parmi les autres livres qui ont contribué à sa réputation, on peut extraire :

– “Penser l’Islam. Les présupposés islamiques de l’art de Lulle” (Librairie philosophique Vrin, Collection Études musulmanes,1991).

– “Averroès” (Flammarion, collection Champ Biographie, 2001)

-“Les penseurs libres dans l’Islam classique. L’interrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants” (Flammarion, 2003)

 – Ibn Rushd: Averroès” (Cariscript, 2005)

– “Averroès : Les ambitions d’un intellectuel musulman” (Flammarion, collection Champ Biographie, 2008)

“Religions en rencontre” (Éditions de Paris, collection Studia Arabica, 2013).

Dominique Urvoy et son épouse, le professeur Marie-Thérèse Urvoy, constituent une équipe de recherche de très haut niveau scientifique, alliant des compétences complémentaires. Fille de diplomate en poste à Damas, dans cette ville et à Beyrouth, elle a bénéficié des enseignements des meilleurs spécialistes locaux de l’islam, dont les cours du Cheik Kaftaro (plus tard Grand Mufti de Damas) à la faculté de la Sharia de l’Université de Damas, cours qui lui ont permis un contact direct avec l’islamologie telle qu’elle est pratiquée en milieu islamique. Une telle formation, jointe à des ouvrages et articles de haut niveau, a fait du professeur Marie-Thérèse Urvoy une spécialiste reconnue en islamologie, codicologie (établissement et édition des textes médiévaux) (LIRE). Avec son époux, co-auteur, elle a publié des ouvrages dont les détails sont donnés sur Wikipédia (LIRE). Le plus récent (absent de Wikipédia) “La mésentente. Dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien” devrait paraître le 17 avril 2014 aux Editions du cerf (CF). L’éditeur le présente comme un traité méthodique sans précédent, en 50 entrées cruciales, indispensable pour tout dialogue en quête d’authenticité (CF).

L’autorisation de reproduction de plusieurs articles de ces deux universitaires, sur Notre-Dame de Kabylie, a permis la publication d’informations de grande qualité sur ce site. Ces articles peuvent être consultés dans la rubrique “Dialogue islamo-chrétien / Du vocabulaire de l’islam” (CF) et dans la rubrique “Expression /Awal”.

La mise en cause de la compétence de Dominique Urvoy

Les rappels liminaires ci-dessus situent le cadre de la très vive surprise ressentie à la lecture du Bulletin d’islamologie V (auteur E. Pisani), page 534 de la Revue Thomiste (juillet-Aout 2010) où, de façon plutôt étrange, la compétence de Dominique Urvoy est mise en cause à propos de la notion de taqiyya (la dissimulation légale en islam). Cette accusation d’incompétence se fait en camouflant dans un premier temps le nom de la personne visée dans l’article de la Revue Thomiste. Le lecteur n’en prend connaissance que lorsque le Bulletin cite la page 135 du livre “Profession imâm”, où l’auteur Tarek Oubrou (l’imâm de Bordeaux) désigne, lui, très clairement Dominique Urvoy pour son article “La place du secret dans la pensée religieuse musulmane” (Cités, “L’islam en France”, hors -série, mars 2004, PUF, partie IX “Stratégies d’islamisation, vers un islamisme européen ? “, pp. 646-647) (VOIR)

Sans la moindre analyse du texte incriminé, l’auteur du Bulletin fait sien l’argument d’autorité exprimé dans le livre de l’imam. C’est ainsi qu’on lit dans le Bulletin les deux phrases : “avec raison, il [l’imâm] revient sur le soupçon de taqiyya dont il a fait l’objet et avec lequel bien des nouveaux penseurs de l’islam sont aujourd’hui discrédités (cf. p. 134-136) [à ce sujet voir la note de fin de texte (*)]. Non seulement cette stigmatisation révèle une méconnaissance de la tradition théologique islamique, puisque le terme de taqiyya n’est significatif que pour le shi’ism , mais de plus ces entretiens, par la liberté de ton et l’audace des propos, témoignent précisément du contraire d’une dissimulation” (ici les parties soulignées ne le sont pas dans le texte de la Revue Thomiste). Page 135 de son livre, l’imâm ajoute une condamnation sans appel du professeur Urvoy (page 136 traité de “spécialiste” entre guillemets) : “ceux qui ont une connaissance rudimentaire de la théologie musulmane ne peuvent s’aventurer avec un sunnite sur ce terrain”. Il est probable que cette phrase de l’imâm a présenté le degré d’autorité absolue permettant à l’auteur du Bulletin de parler de “méconnaissance de la tradition théologique islamique” chez le professeur Dominique Urvoy, ceci sans autre justification que celle de l’imam s’exprimant “avec raison“.

Autant l’imâm est dans son rôle de religieux musulman en contestant l’article du professeur Urvoy, par contre, de la part du rédacteur du Bulletin d’islamologie, on pouvait s’attendre à une étude sérieuse du texte désapprouvé, étude basée sur une connaissance avérée de la notion de la taqiyya. L’accusation de “méconnaissance de la tradition théologique islamique” aurait peut-être gagné en crédibilité pour un lecteur non averti.

On ne peut critiquer l’imâm quand il prend la défense de l’islam sur un sujet étudié par des chercheurs universitaires “mécréants” qui mettent en doute les allégations classiques de “religion tolérante, et de paix”, ceci en dar al-harb (la terre de la guerre, i.e. celle des infidèles, toute guerre justifiant ruse, dissimulation). Ce n’est pas le cas de l’auteur de la page 534 de la Revue Thomiste, supposé être un islamologue averti, et donc fournir une argumentation rigoureuse accompagnant son jugement, plutôt que le simple recours à l’autorité de l’imam de Bordeaux.

En ce qui concerne le rédacteur du Bulletin d’islamologie, ses articles de la Revue Thomiste, diverses recensions d’ouvrages (en particulier dans Les Cahiers de l’Islam), une chronique intitulée “Islam et laïcité”, une thèse soutenue en janvier 2014, une bibliographie publiée (VOIR), une recherche via Google, et surtout l’absence de justification du jugement exprimé, ne permettent pas d’identifier un niveau de compétence autorisant l’association d’une “méconnaissance de la tradition théologique islamique” à un islamologue renommé. Une telle “méconnaissance” n’a d’ailleurs jamais été notée dans les recensions des ouvrages de Dominique Urvoy, dont en particulier son “Histoire de la pensée arabe et islamique” (Seuil, 2006). En effet, ces recensions parlent plutôt de ce dernier livre comme une référence dans le domaine. En particulier, c’est le cas de l’analyse du site “Revue de l’histoire des religions”, rédigée par le professeur Geneviève Gobillot (directeur de la thèse soutenue par E. Pisani en janvier 2014), qui présente ainsi l’auteur: “Dominique Urvoy est une figure particulièrement reconnue et respectée, non seulement au sein de l’élite restreinte des islamologues contemporains, mais aussi dans les cercles internationaux des philosophes et des historiens pour tout ce qui touche au domaine de l’histoire des idées.” (LIRE). De même il est surprenant de voir que, peu après la parution du livre, sur le site de l’Université Dominicaine Internationale, E. Pisani a publié une recension (VOIR) qui, bien que neutre, reconnait que sur un sujet aussi technique “le lecteur est conduit par un maître dont il appréciera la clarté, la pédagogie et la rigueur terminologique“.

Une controverse au sujet de la taqiyya en 2008-2009

L’argument de l’imâm, repris par E. Pisani, est que le terme taqiyya n’a de sens que pour le shiisme. Or, même en dehors du cadre universitaire, cette assertion est rigoureusement contestée par des études menées avec des références nombreuses et précises. En particulier, c’est le cas d’un article facilement accessible “How Taqiyya Alters Islam’s Rules of War de Raymond Ibrahim (CF1) (dans The Middle East Quarterly, Winter 2010, pp. 3-13, CF2. La version française, publiée simultanément, a pour titre “La taqiyya et les règles de la guerre islamique”. Elle s’obtient via ce lien (LIRE).

A ce sujet, sur le thème de la limitation du sens de la taqiyya au shiisme, il est intéressant de noter qu’une controverse a eu lieu en 2008-2009, dont le niveau était assuré par une connaissance sérieuse de l’islam de la part des deux débatteurs. La controverse avait pour origine un article antérieur de Raymond Ibrahim “Islam’s doctrines of deception” (Doctrines islamiques de la dissimulation) (VOIR), publié en septembre 2008 dans la revue Jane’s Islamic Affairs Analyst. Sur la base de la thèse d’une taqiyya non significative pour le sunnisme (celle de E. Pisani), le contenu de cet article avait été alors contesté, dans un texte de deux pages, “Interpreting taqiyya” (LIRE) de Michael Ryan, publié dans la même revue (décembre 2008). La réponse de Raymond Ibrahim (“Taqiyya Revisited: A Response to the Critics[VOIR]) aux arguments de Michael Ryan est venue sous forme d’une analyse réfutant rigoureusement point par point chacune des objections, ce qui semble avoir clos le débat, en l’absence (apparente?) de réaction de Ryan. C’est cette controverse entre spécialistes de l’islam qui a conduit Raymond Ibrahim à publier en 2010 How Taqiyya Alters Islam’s Rules of WarCF2, où l’incorporation implicite des réponses aux objections de Michael Ryan donne un article basé sur des arguments rigoureux, justifiés par 50 références précises.

La controverse Raymond Ibrahim vs Michael Ryan a eu lieu dans les années 2008-2009. L’article “How Taqiyya Alters Islam’s Rules of War” (décembre 2010) ne pouvait être donc connu de l’auteur du Bulletin d’islamologie de la Revue Thomiste (septembre 2010). Cependant une recherche type “Google” lui aurait permis l’accès à des publications de chercheurs non seulement universitaires, mais aussi au débat entre deux connaisseurs de l’islam: Raymond Ibrahim et Michael Ryan (2008). Il aurait ainsi évité l’imprudente mise en cause de la compétence d’une autorité universitaire en matière d’islamologie, plus particulièrement dans les domaines de la pensée et de la civilisation islamique. Il est regrettable que cette mise en cause ait été faite sans explication, via une attaque ad hominem “camouflée”, avec utilisation du terme très fort “méconnaissance“, ceci sur la base d’une réaction défensive naturelle chez l’imâm de Bordeaux, mais étrangère à la “raison” invoquée comme justificatif du jugement émis.

 

[*] Il semble qu’en utilisant l’expression “nouveaux penseurs de l’islam”, l’auteur du Bulletin d’islamologie se réfère au contenu du livre de Rachid Benzine dont le titre est “Les nouveaux penseurs de l’islam” (Albin Michel, collection L’islam des lumières, 2004). Cependant, si l’article “La place du secret dans la pensée religieuse musulmane” mentionne Tarek Oubrou (voir la note de la page 135 de son livre, qui cite un extrait), Dominique Urvoy ne parle pas de “nouveaux penseurs de l’islam”.