1. Présentation de l’article “Tolérance et intolérance”

 En dar al harb (la maison (ou terre) de la guerre), i.e. là où la loi de l’islam ne s’applique pas), les musulmans affirment que l’islam est une religion tolérante. Leur argumentation est basée sur le début du verset 256 de la sourate 2 : “Pas de contrainte en religion”, et sur un fragment du verset 29 de la sourate 18 : “Quiconque le veut, qu’il soit infidèle”. Or le Coran contient un certain nombre de versets contradictoires. Cette difficulté est résolue par les exégètes et théologiens musulmans, avec le système des versets “abrogés” (mansukh) et “abrogeant” (nasikh). La règle est alors “Quand deux versets se contredisent, le verset révélé en dernier abroge (supprime) le verset révélé en premier”. Ce principe est contenu dans le Coran même, avec le verset 101 de la sourate 16 (“Les abeilles),: “Quand Nous remplaçons un verset par un autre – et Allah sait mieux ce qu’Il fait descendre – ils disent: «Tu n’es qu’un menteur. » Mais la plupart d’entre eux ne savent pas”, et le verset 106 de la sourate 2 (La vache): “Si Nous abrogeons un verset ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur ou un semblable. Ne sais-tu pas qu’Allah est omnipotent?”. Ainsi, pour une majorité de commentateurs, les versets qui prêchent l’indulgence ou la tolérance (les premiers dans l’ordre chronologique: période mecquoise), sont abrogés par ceux qui prônent la violence sacrée contre les infidèles (période médinoise).

L’article de Marie-Thérèse Urvoy pour le “Dictionnaire du Coran(Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007), est une étude  méthodique de la notion de tolérance. Les positions de deux familles de commentateurs sont exposées. Ceux qui affirment que le verset 256 de la sourate 2 (“Pas de contrainte en religion”) a été abrogé par le verset 73 de la sourate 9 : “Mène combat contre les infidèles et les hypocrites et sois dur contre eux”,  cette sourate 9 passant pour avoir été la dernière révélée. Ceux qui pensent, en se référant à un hadith, que ce verset 256 de la sourate 2  ne concerne que les “Gens du Livre” (chrétiens et juifs), lesquels peuvent vivre en dar al-islam (terre d’islam) avec le statut de dhimmî en payant un tribut. La question de l’apostasie est abordée dans la dernière partie.




Marie-Thérèse Urvoy est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam et de langue arabe à l’Université catholique de Toulouse.

Cet article est édité sur le site “Studia-Arabica”  www.studia-arabica.net/spip.php?article22

“Notre-Dame de Kabylie” le publie avec l’aimable autorisation de l’auteur et de “Studia-Arabica”

2. L’article ” Tolérance et intolérance “parMarie-Thérèse Urvoy

Pour le Coran le seul péché irrémissible est la mécréance (kufr). Jusqu’à une époque récente, personne ne contestait l’obligation d’éliminer l’incroyant qui est à la base du jihâd, mais subsistait une question : comment amener l’incroyant à la vraie foi ? La réponse dépendait de celle qui était donnée à une autre question, d’ordre théologique : l’incroyance est-elle créée par Dieu seul ou l’homme en est-il responsable ne serait-ce qu’en partie ?

Aussi ne s’est-on pas tant arrêté aux passages coraniques montrant que Mahomet ne devait pas exercer de contrainte sur les incroyants mais se limiter à la prédication (16,125 ; 19,84 ; 25,52 ; 29,46 ; 50,45), qu’à deux autres, d’une formulation différente. Le premier est le début du verset 256 de la sourate 2 : « Pas de contrainte en religion. » Le second est un fragment du verset 29 de la sourate 18 : « Quiconque le veut, qu’il soit infidèle. » Les commentateurs débattent pour savoir si cette formulation a une portée générale, comme cela semble le cas si on prend ces fragments isolément, ou une portée particulière si on les replace dans leur contexte (du Livre ou des « circonstances de la Révélation »).

Ceux qui attribuent à la première sentence un sens général affirment qu’elle a été abrogée par le verset 73 de la sourate 9 : « Mène combat contre les infidèles et les hypocrites et sois dur contre eux » ; cette sourate 9 passant pour avoir été la dernière révélée. En revanche, ceux qui lui attribuent un sens particulier pensent, en se référant à un hadith, qu’il ne concerne que les « Gens du Livre », lesquels peuvent subsister dans le domaine de l’islam avec le statut de dhimmî et en payant un tribut. Ibn Kathîr (VIIIe/XIVe siècle) fait la synthèse en estimant que le verset a bien été révélé à une occasion particulière, mais que sa portée n’en est pas moins générale. Il résume ainsi l’opinion commune : « N’obligez personne à embrasser l’islam, car l’islam est clair et explicite, grâce à ses preuves, ses signes. Et puis la guidance est de Dieu : si Dieu ouvre le cœur d’une personne à Sa lumière, cette personne se convertit avec conviction, et s’Il met un sceau sur le cœur d’une personne, sur ses yeux, ses oreilles, pour la plonger dans un aveuglement, la contrainte n’est en rien utile pour cette personne. » Il ajoute cependant un hadith selon lequel un homme s’étant plaint au Prophète qu’il était contraint d’embrasser l’islam, celui-ci aurait répondu de l’accepter néanmoins car « Dieu allait le pourvoir en bonne intention et en foi pure ».

Ibn Kathîr n’envisage la seconde sentence que sous l’angle de la rétorsion : elle « découle de la menace, dit-il, puisque la suite immédiate est évidente : aux dénégateurs est préparé un feu aux murs très épais ».

Dans ces conditions, la question de la possibilité de sortir de l’islam ne se pose même pas. Quelqu’un qui a possédé la vérité et qui veut la quitter ne peut être qu’un pervers passible du feu éternel (2, 27 et 217 ; 16, 106). Curieusement, le Coran semble hésiter, à quelques versets de distance seulement, entre l’absolution après repentir (3, 89) et le refus de toute rémission (3,90 ; 4, 137). Quoi qu’il en soit, la vision coranique de l’apostasie est donc purement spirituelle et se distingue ainsi de celle de l’Empire romain constantinien et de l’Empire Byzantin, où l’apostasie était une trahison civile. Elle se rapproche, en revanche, de celle du droit ecclésiastique chrétien qui cherchait à établir des étapes de réconciliation pour le repentant. La vision politique n’a été adoptée par l’islam qu’ultérieurement, mais néanmoins mise sous l’autorité d’un hadith : « Quiconque change sa religion, tuez-le. »

L’apostasie extérieure sous la contrainte, le sujet restant intérieurement ferme dans sa foi, est absoute par un passage du verset 102 de la sourate 16, vraisemblablement interpolé mais correspondant à la doctrine de la légitimité de la taqiyya (« dissimulation »).

Dès le début du XXe siècle, le grand mufti d’Egypte, Muhammad ‘Abduh, avait considéré que le devoir d’exécution de l’apostat ne se justifiait que tant que l’islam était une petite communauté dont les défections auraient menacé l’existence même, ce qui n’était plus le cas. Mais son successeur à la tête du mouvement salafî, Rashîd Ridâ, était revenu à la doctrine classique. Actuellement, certains auteurs se font une facile réputation de réformisme en se limitant à reprendre la position de ‘Abduh.

par Marie Thérèse URVOY

Bibl. :

FRIEDMANN Yohanan, Tolerance and Coercion in Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

IBN KATHÎR, L’Exégèse du Coran, trad. H. Abdou, Beyrouth, El-Bouraq, 2003.

Article extrait du  DICTIONNAIRE DU CORAN, (Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007)