1. Présentation de l’article “Communauté (Umma)”



Oumma ou Umma, أمّة (umma) a la même étymologie que  أمّ (umm), mère. Il désigne la communauté des musulmans indépendamment de leur appartenance à une nation, ou des pouvoirs politiques qui les gouvernent. Aujourd’hui ce terme est largement utilisé par des mouvements politico-religieux panislamiques.







Le mot umma est complexe, avec plusieurs sens. Sa traduction par “communauté” est cependant sans rapport direct avec le sens que les chrétiens donnent à ce mot. En effet le christianisme a sublimé l’idée de communauté: Dieu s’est donné, dans le Christ, à l’humanité entière, et chaque “individu est voulu pour lui-même, mais ne se réalise que dans la communauté de salut instituée par Dieu” ( “Abécédaire du Christianisme et de l’Islam” de Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, Editions de Paris, 2008). Le sens le plus courant de umma est celui de “la umma d’Abraham”, modèle absolu de société soumise (muslim) à Dieu, introduisant un  nouveau lien de fraternité et de solidarité, celui de la foi entre croyants. Le Coran parle d’elle en ces termes: “vous êtes la meilleure communauté qui ait été produite pour les hommes : vous ordonnez le bien, interdisez le mal et vous croyez en Dieu” (sourate 3 ” La famille d’Imran”, verset 110).

Historiquement, au départ, l’islam a engendré une organisation qui s’est substituée aux multiples tribus, dépassant tout aspect social, ou affectif. Ainsi la communauté s’appropriait spontanément les réflexes psychologiques et usages propres aux tribus.  En particulier, le Coran dit que “les musulmans sont durs envers leurs ennemis, miséricordieux entre eux” (sourate 48 “La conquête”, verset 29). Ce qu’un célèbre traditionniste et ascète des débuts de l’islam, al-Fudayl b. ‘Iyâd, traduisait ainsi: “le plus solide des liens de l’islam c’est l’amour en Dieu et la haine en Dieu”. Il en résulte que la fraternité ne doit exister qu’entre musulmans, qui ont le devoir de “l’«effort» (jihâd) pour promouvoir sur toute la terre ces «droits de Dieu» par une organisation politico  religieuse“, que l’apostasie est un crime capital qui mérite la mort (désertion et trahison de la communauté), que le monde est divisé en dâr al-islâm (là où la loi de l’islam est appliquée), et dâr al-harb (la terre de la guerre, i.e. les pays non musulmans), où tout musulman doit contribuer à l’édification de la communauté islamique et ses valeurs.

 

 Dans un article  du Dictionnaire du Coran” (Robert Laffont, Collection Bouquins, septembre 2007), intitulé “Communauté (Umma)“, Marie-Thérèse Urvoy fait une analyse historique de ce concept. Cet article est reproduit en trois parties sur le site “Studia-Arabica”:

www.studia-arabica.net/spip.php?article62

www.studia-arabica.net/spip.php?article63&var_

www.studia-arabica.net/spip.php?article64&var_

L’ensemble est repris ci-dessous avec l’aimable autorisation de l’auteur et de “Studia-Arabica”. Une version audio “Nature absolue de la Umma musulmane” est disponible sur le site “Lumière 101”:

lumiere101.com/2008/05/05/nature-absolue-de-la-umma-musulmane/

Marie-Thérèse Urvoy est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam, et de langue arabe à l’Institut Catholique de Toulouse.

 

2.L’article “Communauté (Umma)par Marie-Thérèse Urvoy

 

Le terme umma a soixante-deux occurrences dans le Coran, généralement au sens de « communauté religieuse ». Mais s’y trouvent aussi d’autres acceptions : l’unité archétype, l’unité potentielle de l’humanité, l’unité de la religion prophétique, l’ensemble des messagers prophétiques, la religion traditionnelle (umma est alors l’équivalent de milla), la direction et la conduite au sens élargi, voire l’échéance (11,8 ; 12,45), et surtout la umma d’Abraham, modèle absolu (16, 120). En effet, lorsqu’ Abraham et Ismaël érigèrent la Ka’ba, ils s’adressèrent à Dieu en ces termes : « Seigneur, rends-nous soumis [muslimûn] à Toi, et de notre descendance, fais un peuple soumis [umma muslima] à Toi » (2,128). Ainsi l’islam historique s’enracinait-il dans la religion archétype d’Abraham. L’expression umma muslima est caractéristique de la période médinoise, qui valide le rétablissement des anciens rituels résolument islamisés (prière tourné vers la Ka’ba, etc.) dans un monothéisme authentique retrouvé. Abraham, en tant qu’ancêtre généalogique et fondateur, avec son fils Ismaël, de la Ka’ba, permettait de présenter ainsi l’islam comme insufflant à l’éternelle et immuable religion la pureté resplendissante qu’elle devait avoir à ses débuts. De la sorte, la voie était ouverte à la définition d’une nouvelle communauté. Or la nouvelle prédication ne pouvait que réussir dans la mesure où elle correspondait fondamentalement à la sensibilité arabe.

Le monothéisme véhiculé par cette prédication était bien une rupture avec le polythéisme ambiant, mais dans le réflexe religieux de l’homme arabe païen, se convertir à l’islam ne devait pas constituer un renversement capital, puisque cette nouvelle prédication répondait aux aspirations religieuses que ressentaient alors d’honnêtes hommes qui attendaient un signe. D’ailleurs, Mahomet n’était pas le seul prophète apparu en son temps. Mais ce qu’il y a eu alors de fondamentalement nouveau, c’est le remplacement du lien tribal et clanique par un nouveau lien de fraternité entre tous les musulmans, le lien même de la foi entre croyants. L’islam générait une communauté, un ensemble qui se substituait aux multiples tribus, par de-là toute autre valeur sociale ou affective (à l’époque moderne, de même, les régimes fondamentalistes utilisent les dénonciations entre parents comme preuve de sincérité). La communauté s’appropriait spontanément réflexes psychologiques et usages propres aux tribus. Le Coran ne manque pas de rappeler en diverses formulations que « les musulmans sont durs envers leurs ennemis, miséricordieux entre eux » (48,29). Ce qu’un célèbre traditionniste et ascète des débuts de l’islam, al-Fudayl b. ‘Iyâd, traduisait ainsi : « le plus solide des liens de l’islam c’est l’amour en Dieu et la haine en Dieu ».

Les circonstances sur lesquelles se fonde le concept de umma sont résumées dans un document censé être rédigé par Mahomet lors de son hégire (émigration), et connu sous le nom de « constitution de Médine » (« constitution » dans un sens général, non moderne, le mot sahîfa signifiant simplement « feuillet »). Ce document, signalé avec précision à plusieurs reprises dans les corpus de hadiths, est d’après Alfred – Louis de Prémare « le ralliement ou la soumission à un pouvoir nouveau instauré par un prophète qui en définit les lois au nom de Dieu et dont les assises politiques sont appuyées sur une action militaire permanente ». Cela est parfaitement rendu dans les Expéditions de l’Envoyé de Dieu (maghâzî rasûl Allah), ces récits qui sont l’élément principal de l’écriture sur l’histoire des débuts de l’islam. La constitution de Médine a été rédigée par Mahomet pour asseoir les règles qui devaient régir le fonctionnement de la nouvelle communauté (umma), composée des muhâjirûn (les Mecquois qui firent l’hégire), des ansâr (les Médinois qui se sont ralliés) et des tribus juives. Les thèmes qui en sont le plus souvent cités par les hadiths concernent la réglementation des dettes de sang en cas de meurtre et les modalités de rançon des prisonniers, mais la citation qui revient presque partout de façon récurrente et quasi obsessionnelle est celle qui traite de « l’étroite solidarité entre les adhérents au mouvement, contre ceux qui lui sont réfractaires ». Chez plusieurs transmetteurs figure également une déclaration de Mahomet qui instaure Médine (madînat al-nabî, « la ville du Prophète ») comme siège sacré de cette umma naissante, à l’instar de la Ka’ba mecquoise. Ainsi, à ce stade de la vie du prophète de l’islam, il n’y a pas encore d’Etat organisé mais un groupement de guerriers alliés, avec un document écrit comme pacte reconnu par chacun d’entre eux. L’objectif politique les soude, l’effort de guerre avec Mahomet à leur tête est leur lien sacré. Aussi le Coran ordonne-t-il l’acceptation des arbitrages du Prophète en cas de litige, en même temps que l’obéissance à celui-ci (4,59 et 65). Une casuistique très poussée fait qu’un membre coupable peut échapper à une sanction si la victime est étrangère à cette communauté.

La umma a donc des résonances religieuses que n’a pas la « communauté » occidentale. Son espace est la cité, laquelle est également son mode d’expression, s’articulant dans cette solidarité – primitivement la fraternité de lutte – devenue historiquement le ciment d’une communauté qui rassemble d’abord des croyants soumis (des musulmans) et, secondairement, à l’occasion, des juifs et des chrétiens, voire d’autres humains. Ainsi, lorsque le Coran dit « les croyants sont seulement des frères » (49,10), il utilise une particule grammaticale (innamâ) comportant un sens exclusif, mais aussi un effet amplificateur qui dynamise la phrase nominale. Elle est à mettre en perspective avec une autre particule, l’exceptif (illâ) du cri monothéiste de l’islam : « il n’y a point de divinité sauf Dieu », qui charge la phrase nominale – ici négative – d’un exclusivisme farouche. Dans les deux cas, nous avons bien plus que des procédés, mais de véritables stratégies stylistiques visant un effet commun : la mise en valeur de l’aspect absolu et l’impact catégorique. Le commentateur du Coran al-Râzi (606/1209) affirme que la particule innamâ est là pour signifier la restriction : pas de fraternité sauf entre musulmans. En effet, ce même verset (49,10) évoque le devoir, pour le croyant, de réconcilier les musulmans divisés, et son contexte montre qu’il est fait appel à la solidarité qui doit exister entre ceux-ci. D’où la question, posée par Jacques Jomier : l’axiome peut-il être étendu à « les musulmans ne sont frères qu’entre eux » ? Chez Râzi c’est bien le cas, puisqu’il explique son interprétation à l’aide des prescriptions légales concernant l’héritage, lesquelles excluent totalement la fraternité entre un infidèle et un musulman : celui-là ne peut hériter de celui-ci.

Un autre trait caractéristique est la formule : « vous êtes la meilleure communauté [umma)] qui ait été produite pour les hommes : vous ordonnez le bien, interdisez le mal et vous croyez en Dieu » (3,110). Partant, l’islam a considéré la supériorité de la communauté des croyants comme leur premier sentiment unificateur : ils ont pour signe distinctif à la fois l’élection divine et le discernement entre la croyance et l’infidélité, le bien et le mal. De l’invincible affirmation de l’unicité divine dérive le sens très ardent que possède le musulman de l’unité qu’il forme avec ses frères dans la même foi. La umma est le peuple de Mahomet, la nation pour laquelle, selon le Hadith, il intercède, et qui entend garantir à chacun de ses membres les conditions optimales en cette vie et, s’il est croyant sincère, la rétribution dans l’au-delà. Cette fratrie a un lien d’unité spécifique qui est le Livre, incréé et éternel selon la doctrine orthodoxe. Il guide la umma et la protège de l’erreur du fait de l’accord unanime des croyants autour de lui, accord qui ne peut être que véridique. Il contient la loi que Dieu veut pour l’humanité. D’abord les droits de Dieu, telle l’obligation du combat : stigmatisant ceux qui restent « assis » (al-qâ’idûn), le Coran incite à l’ « effort » (jihâd) pour promouvoir sur toute la terre ces « droits de Dieu » par une organisation politico – religieuse. Puis un certain nombres de prescriptions destinées à renforcer la communauté de vie, telle la répression de la délinquance, du crime ou de la fornication, et la réparation des dommages causés par les transgressions.

Les prescriptions et lois coraniques, ainsi que leur élaboration ultérieure par le droit, font que tout abandon volontaire de la communauté sera un crime capital en ce monde et une faute irrémissible en l’autre. En trahissant la stricte observance des lois coraniques, qui sont à la fois l’ordre public et le bien de la collectivité, le pécheur peut être passible de mort puisqu’il transgresse ce qui permet l’équilibre de la communauté et l’exercice du culte en son sein. Cependant les théologiens ash’arites et mâturidîtes enseignent que tout grand péché commis par un musulman recevra en définitive le pardon divin s’il meurt en prononçant la profession de foi sur l’unicité divine. Ce n’est donc pas tant l’hérésie que poursuit l’islam que le fait extérieur d’abandon délibéré de ses frères, une désertion en quelque sorte. « Faute inexpiable puisque parjure du pacte passé avec Dieu, cette alliance d’avant le monde, telle que le Coran l’a décrite », affirme Jean Mohammed Abdeljalil. Ce rigorisme de l’islam est avant tout l’expression exacerbée de la cohésion à la fois spirituelle et temporelle de la fraternité communautaire. Encore aujourd’hui, il est strictement interdit à un musulman de se convertir à une autre religion, même une religion dite « protégée » (judaïsme ou christianisme) : cela revient à quitter la umma.

La umma donne pleinement la preuve de sa cohésion lorsque la notion de « domaine de l’islam » est envisagée dans ses rapports avec les infidèles. On appelle dâr al-islâm l’ensemble des terres où est observée la loi coranique. C’est la manifestation tangible et la représentation concrète de la communauté islamique prise sous l’angle de l’organisation politique. Dans ce « domaine de l’islam », qui est censé coïncider avec le monde de la justice, les croyants ont pour devoir de conquérir le « domaine de l’infidélité » (dâr al-kufr), qui devient « domaine de la guerre » (dâr al-harb), afin d’installer la communauté islamique et ses valeurs. De nos jours, des prédicateurs tel Tariq Ramadan requièrent avant tout dans leurs livres que soient étendues les limites du « domaine de l’islam » autant que possible à la terre entière, et que soient élargies les frontières effectives à l’intérieur desquelles les membres du peuple musulman sont « compactés » en une unité soudée. La umma ne cherche pas tant les conversions individuelles que le respect global des « droits de Dieu » prescrits par le Coran et transmis par le Prophète. Dans l’organisation sociale, morale et politique, il suffit qu’un groupe musulman suffisamment organisé puisse appliquer les règles de vie définissant la communauté dans ses composantes constitutives. Toute la dignité de l’homme venant de l’état où l’établit la volonté divine, la umma offre ce double caractère, pour les croyants, d’être l’unique communauté spirituelle et de n’avoir pourtant sa pleine efficacité que sur le plan social.

Le droit musulman envisage la communauté selon une triple distinction : homme -femme, personne libre – esclave, musulman non – musulman. Tous n’ont pas les mêmes droits ni les mêmes devoirs. La umma ne cherche pas à transcender les domaines terrestres, mais à les unifier. Par ailleurs, si tout croyant n’existe comme tel que par son appartenance à la communauté, il garde néanmoins au sein de cette communauté ses options individuelles, à parfaite égalité avec chacun de ses frères. Les musulmans vivent donc en binarité du sentiment communautaire de tous les croyants et de cet « individualisme qui remet à chacun son lot que Dieu, en toute éternité, lui a prédestiné ». Aussi la umma devra-t-elle tendre à s’organiser sur terre selon un très authentique esprit de solidarité, mais elle sera toujours tiraillée entre un besoin d’union totale et le respect des particularismes, voire des antagonismes.

Enfin, il faut souligner que umma rappelle umm (la mère) et les liens du sang. Comme elle, elle forme, éduque, porte, unit et accompagne, en un mot elle engendre continuellement des frères soudés par la conscience du devoir de solidarité consubstantiel à ce pacte originel avec le prophète, et ce presque génétiquement depuis « Médine l’Illuminée » qui l’accueillit. La umma vit dans une cité avec une société confessionnelle. Elle se signifie à travers l’espace ; occupe des terres qu’elle appelle « terres d’islam » ; habite une maison dite « maison de l’islam ». Elle a ses villes saintes déclarées sacrées (haram), interdites aux non – musulmans. Elle s’édifie autour de mosquées, se manifeste à travers le temps par le pèlerinage, le jeûne, les prières rituelles au quotidien et la cadence des fêtes religieuses. Elle est visible dans une foi orthopraxique. Au fil du temps, la umma s’est affirmée en tant que communauté des musulmans organisée islamiquement en cité pour ce qui regarde aussi bien le religieux, le culturel et le politique que le social et l’économique. A la limite, la umma, est ontologiquement l’islam, à savoir tout ce qu’il y a d’islamique dans la création : ce qui l’est actuellement, comme ce qui l’a été et ce qui le deviendra. Elle préfigure l’humanité qui, renouant avec le pacte prééternel de l’obéissance à Dieu, se laissera rassembler dans l’unité en une même soumission au Créateur. Pour elle, la cité idéale serait la cité musulmane universelle, sous l’autorité d’un seul calife, successeur du Prophète, où s’exercerait, au profit non seulement des musulmans mais aussi de tous les non – musulmans, le commandement du bien et l’interdiction du mal.

Mais dans la réalité cette cité idéale ne se réalise que difficilement. En fait, la umma se trouve de nos jours morcelée en Etats – nations souverains, souvent rivaux. Aussi, à défaut d’une cité musulmane universelle, chaque peuple s’emploie à réaliser d’abord, sous le signe de Dieu, son unité intérieure, avec plus ou moins de succès. Cette umma se vit concrètement comme un ensemble de cités, différentes mais ayant toutes en commun de se vouloir des cités soumises à une transcendance, une transcendance spécifique, canonique et régie par la Loi canonique, marquée par l’inscription, dans la Constitution, que « l’islam est la religion de l’Etat ».

Par Marie- Thérèse URVOY

Bibl. : 

DENNY Frederick Mathewson, « The meaning of Ummah in the Qur’ân »,History of Religions,15, 1975, p.34-70 . 

GARDET Louis, La Cité musulmane, Paris, Vrin, 1961. 

PREMARE Alfred Louis de, Les Fondations de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002

in DICTIONNAIRE DU CORAN, ROBERT LAFFONT, BOUQUINS, septembre 2007.