L’évangile “L’économe infidèle” est celui que les exégètes, et les homélies des messes, ont toujours eu le plus grand mal à commenter. Le raisonnement est souvent embarrassé et embrouillé, semblant trouver là une énigme indéchiffrable. Par contre, dans son livre “Commentaire de l’Évangile” (Ed. Denoël, Paris, 1951), Lanza del Vasto (philosophe catholique, disciple de Gandhi, ayant vécu aux côtés de cet apôtre de la non-violence), fournit une explication simple et lumineuse de ce texte important.
Note liminaire. Le texte ci-dessous utilise des liens hypertexte (ligne bleue), équivalents aux notes de bas de page, ou référence de fin de texte. Un Clic sur une telle ligne fournit une information complémentaire, ou justifie un point que le lecteur jugerait douteux.
L’éclaircissement fourni par Lanza del Vasto a pour socle la nature de la parabole dans l’enseignement de Jésus. Page 222 (Ed. Denoël, Paris, 1951) de son livre, l’auteur note ce point essentiel: “Une parabole ne s’applique pas seulement à son sujet dans l’ensemble. La plupart des touches qui lui donnent couleur et animation de vie comporte encore une charge symbolique et un complément de doctrine“.
Un livre du 18ème siècle (L’Année chrétienne contenant les messes du dimanche et …, Paris, 1757, vol. II, page 104) ajoute: les paraboles sont des histoires soit imagées, soit véritables, soit des comparaisons tirées de choses naturelles dont l’application, quand elle est difficile à trouver, exerce l’attention de l’esprit, et lui fait voir après coup certains mystères de la Religion, ou quelques maximes importantes pour la conduite de la vie.
A travers une histoire scandaleusement immorale, la parabole de “l’économe infidèle” est de ce dernier type. En effet de cette parabole on tire un enseignement important pour la conduite de la vie. Ici cet enseignement concerne la médisance, et par extension la calomnie. Elle éclaire ce point en se situant dans le double sens du mot “dette” à l’époque de Jésus : le sens “humain” (argent dû, ou reconnaissance d’un service reçu), le sens biblique c’est à dire le “péché” : dette de l’homme envers son Créateur.
Résumé de l’argumentation de Lanza del Vasto
Replaçant cette parabole dans le cadre général de l’enseignement de Jésus, Lanza del Vasto constate d’abord que tout l’Évangile montre qu’il ne faut voir là nulle énigme basée sur l’argent et son utilisation. Pour cela, il débute par un point essentiel:
Quand les apôtres (pêcheurs sans instruction) se heurtent à quelque obscurité dans l’enseignement de Jésus, ils ne manquent pas de le manifester et de Lui demander une explication. Or ici nulle surprise de leur part, nulle demande d’éclaircissement. On en déduit qu’ils comprirent immédiatement l’enseignement transmis par le Seigneur dans le langage des paraboles. Le sens était évident pour ces hommes simples de condition modeste.
“Une parabole est une histoire qui se déroule sur le plan de la vie quotidienne. Pour en tirer le suc de la vérité il faut la transposer sur le plan de la vie intérieure. Quand l’une d’elle nous parle d’un économe infidèle, nous n’avons aucune raison d’en tirer des conclusions de gestion économique. ” On a ici “deux fautes corrélatives de méthode: au lieu de résoudre le problème posé par la parabole sur le plan de la vie quotidienne, en changeant de plan on change les termes du problème et l’on reste sur le même plan“. (Lanza del Vasto, p. 219, Ed. Denoël, Paris, 1951).
Cette parabole ne se situe donc pas au plan financier. Il ne s’agit ici ni d’un conseil de prudence financière, ni d’une invitation à l’aumône (comme souvent présenté dans les homélies). Elle est un sévère avis touchant à la fois le péché et le jugement. Ici, comme dans le Pater la dette est le péché (texte en latin, ou en grec “remets nous nos dettes” = “pardonnes nous nos offenses“). Le maître est l’image de Dieu, Maître de toute chose. Nous sommes tous les économes de ce Maître par le jugement qui n’appartient qu’à Lui, et que nous exerçons en tout temps et même sans qu’on nous en charge. Quand nous ne sommes pas concernés directement par une faute dont nous sommes informés, la parabole nous enseigne à juger les autres, avec modération, avec un préjugé favorable vis à vis de leurs fautes, en réduisant significativement la dette due au Maître, à ne pas se montrer un justicier implacable. Le Seigneur nous invite à la prudence. La mesure selon laquelle on aura jugé les autres, sera celle qui sera utilisée pour nous. En cela “les fils de ce monde sont plus prudents que les fils de la lumière“. Les fils de la lumière sont ceux qui sont sûrs de leur foi, justifiée par une pratique qui n’est que rituelle (celle des pharisiens), qui se contentent de dire “Seigneur, Seigneur” (Matth. 7, 21-23), mais sans les œuvres de miséricorde (cf. Matt 25 31-46 : sans cette vertu toutes les autres sont inutiles). Le jugement envers leurs frères est alors implacable.
“Que faire …. Je ne saurais travailler la terre“, c’est à dire au plan de la vie intérieure, je ne saurais faire l’effort de réformer ma conduite et devenir juste. “Et j’aurais honte de mendier“, c’est-à-dire, je ne saurais pas adopter une attitude d’humilité en demandant le soutien d’autrui au lieu de le dominer. Ou encore je ne saurais devenir assez irréprochable pour pouvoir me passer de pardon, ni assez humble pour le demander. Donc, cette parabole s’adresse à l’homme ordinaire que nous sommes tous: celui qui ne peut vivre en saint.
Cette parabole est quasi équivalente à celle de Matth. 18, 23-35, sans la redoubler cependant, car elle ne porte pas sur le même point. La parabole de Matthieu nous invite à pardonner les offenses de ceux qui nous agressent, nous offensent personnellement. Celle de Luc nous conseille de suspendre notre réprobation, de brider notre indignation vengeresse en nos jugements touchant les fautes d’autrui qui ne nous concernent pas. En évitant bien des difficultés, et en se situant sur le juste plan de la vie spirituelle, le magnifique commentaire de Lanza del Vasto (qui occupe 10 pages) est sans aucun doute celui qui nous offre la vérité sur un point important de l’enseignement transmis par le Seigneur.
La parabole et notre époque.
Comment sommes-nous ici bas les économes du Maître de toutes choses? Par le jugement qui n’appartient qu’à Lui, mais que nous administrons en tout temps, et même sans qu’on nous en charge. Avec quelle rigueur, et quelle vigilance nous jugeons les autres. En tant qu’extension de la réflexion de Lanza del Vasto, on peut ajouter que bien souvent nous allons même jusqu’à charger de fausses dettes envers le Maître ceux qui ne nous plaisent pas, ceux qui ne pensent pas comme nous. On passe alors de la médisance à la calomnie en dépassant le jugement téméraire. Les idéologies médiatiques de notre époque amplifient ce travers, en classant les personnes par catégories, chacune associée à des caractéristiques négatives, à des adjectifs déshonorants et méprisants. Nous nous faisons alors facilement des autres une image qui doit coller à tout prix avec la caricature associée à une catégorie bien ancrée dans nos esprits, caricature qui formate nos jugements. Toute réflexion est abandonnée. Aveuglés par l’idéologie insufflée par ce classement des individus, nous ne voyons plus les faits, le réel. Totalement soumis à cette idéologie, nous agissons contre la vérité, et ceci par réflexe quasi pavlovien. Se défaire de tels préjugés devient une tâche quasi impossible. De notre frère nous avons fait ainsi une construction mentale, un individu fictif, devenu un ennemi engendré par l’idéologie du classement. Cet ennemi nous le chargeons alors facilement de dettes imaginaires envers le Maître, étroitement associées à cette construction mentale.
Malheureusement cette situation est devenue celle de la division des catholiques au sein de l’Église de France. Le langage utilisé par certains médias catholiques en est le triste reflet.
Pour un camp le choix de termes à forte charge infamante, comme “intégriste” (terme adopté aussi pour les terroristes islamistes) devient un “mot-bombe” qui cible les personnes pour les détruire moralement auprès du public. Sont intégristes, les prêtres en soutane (pourtant conforme à la sacralité du ministère). Sont intégristes ceux qui “vont à la messe en latin” (i.e. celle du rite tridentin). Ceci, alors qu’un chiffre (basé sur les méthodes scientifiques de la statistique prévisionnelle) fait apparaitre les “fruits“ du rite tridentin : bien qu’en France les fidèles “traditionnels” (dits intégristes) soient très minoritaires, vers 2038 le nombre de prêtres “traditionnels” dépassera celui des prêtres de la réforme liturgique (by the year 2038, traditional priests will outnumber priests celebrating the new mass). Deux courbes le montrent via le lien hypertexte : http://centurioweblog.blogspot.com/2014/07/traditional-priests-in-france-until-2050.html
Dans l’autre camp, on réagit avec une agressivité équivalente peu compatible avec la vertu théologale de Charité. Le terme “moderniste” est utilisé sans nuance, la validité de la messe issue de la réforme liturgique est parfois contestée.
Des deux côtés on “s’anathèmise“. A ce niveau, quand il est le fruit d’un aveuglement idéologique, donc non pleinement conscient, le grave péché “calomnie” peut sembler moins grave que celui commis avec volonté consciente de mensonge, mais pour l’atteinte à autrui le résultat est le même.
Cette situation amplifie les divisions entre catholiques, à un moment où de plus en plus d’églises, de couvents, de séminaires, sont désacralisés, et mis en vente. A un moment aussi où, sur le critère de la pratique religieuse, le catholicisme n’est plus la religion dominante en France, comme l’a montré le Gatestone Institute dans l’article “Islam Overtaking Catholicism in France” (18-08-2011) sur la base d’un sondage de l’IFOP. En 2011, l’islam était déjà la première religion en France: 1.9 million de catholiques pratiquants, 2.5 millions de musulmans pratiquants (voir la fin du dernier quart de l’article du Gatestone Institute). Lire aussi “Comment notre monde a cessé d’être chrétien“ (Guillaume Cuchet, Seuil, 2018).
Dans cette situation préoccupante, on peut limiter ces divisions entre Frères dans le Christ, par exemple, en pensant à ceux d’entre eux soumis à d’atroces persécutions (beaucoup, des “intégristes de la foi???“, préférant la mort à la conversion à l’islam) et qui vivent une totale indifférence (cf. les intentions égrenées lors de la Prière Universelle des messes, et aussi France Catholique). Dans l’adversité, ces “lointains” Frères dans le Christ font bloc. Ils prient les uns pour les autres, et aussi pour leurs frères occidentaux, ceci sans juger leur indifférence. Prier souvent pour ces frères chrétiens “lointains”, recréerait des liens non seulement entre les catholiques, mais encore entre toutes Églises, communautés ecclésiales confondues,
Plus généralement la parabole nous incite à ne point réclamer toute la dette du maître, et à se méfier de notre jugement en prenant conscience d’un possible aveuglement idéologique, nous amenant à attribuer une dette imaginaire à l’individu fictif que nous avons mentalement construit. Dans tous les cas, elle conseille de suspendre notre réprobation, de brider notre indignation pour les fautes d’autrui, réelles ou imaginaires, celles qui ne nous regardent pas directement. Cela est simple prudence, car nous serons jugés avec la mesure de notre jugement sur les autres. Aussi les enfants de lumière sont invités à se faire des amis par le moyen de l’indulgence: “afin que, quand vous viendrez à manquer, ils vous accueillent dans les tabernacles éternels“. Lanza del Vasto complète ce passage via cette question “Qui doit aussi nous accueillir au paradis?” et sa réponse: “ceux que nous attendions le moins à rencontrer, ceux qui avaient une dette envers le Maître, les pécheurs pardonnés“.
***
Le document PDF ci-dessous est une copie (pouvant être téléchargée) du chapitre XXI “L’économe infidèle” du livre “Commentaire de l’Évangile” (Ed. Denoël, Paris, 1951)