Les éditions du Cerf viennent de publier “L’homme des perfections” (le titre de la couverture). La page intérieure complète le titre par ajout de:”Le maître chrétien de la philosophie arabe”. Cet ouvrage est précédé d’une étude de Marie-thérèse Urvoy, professeur d’islamologie, d’histoire médiévale de l’islam, d’arabe classique et de philosophie arabe à l’Institut catholique de Toulouse [VOIR]. Le livre est l’œuvre d’Abu Zakariyya ‘Yahya ibn’ Adi (893-974), chrétien jacobite qui vivait en Iraq. Reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs d’Aristote de son époque, il était surnommé al-Mantiquî (Le Logicien), et aussi “celui qui introduit à la philosophie”. Considéré comme le premier traité d’éthique en langue arabe, le texte décrit la démarche menant l’homme à la perfection. L’auteur a étudié la philosophie et la médecine, à Bagdad, sous la direction d’Abu Bishr Matta ibn Yunus, un grand maître chrétien qui avait déjà formé al Farabi. Ibn Yunus avait alors traduit en arabele corpus aristotélicien, travail poursuivi par ses disciples (dont ibn ‘Adi). Ces traductions furent utilisées par les philosophes arabes postérieurs comme Avicenne.
Une première partie de cet article est consacrée à une courte analyse du contenu du livre. La seconde partie se penche sur les difficultés à faire admettre l’existence même d’une production arabe non islamique, en particulier celle des chrétiens vivant dans les territoires conquis par les arabes. Démontrer le rôle clé joué par ces chrétiens dans la transmission du patrimoine hellénique et de l’Orient antique, au monde arabe, ainsi qu’en Occident, est souvent perçu comme une offense au politiquement – religieusement correct dominant. L’affaire Gougenheim en est un exemple [VOIR]. Quant aux islamologues que leurs travaux ont conduit à la même conclusion, et qui aggravent leur cas en menant leurs études sur l’islam selon les normes strictes de la recherche universitaire, ils sont accusés d’islamophobie savante [LIRE].
La valeur de cette édition, et la qualité de son contenu, associant sur une double page les textes français et arabe, est rehaussée par une étude fondamentale (suivie de notes explicatives), étude où Marie-Thérèse Urvoy analyse la morale de Ibn ‘Adi en la situant dans le cadre de l’éthique philosophique arabe. La compétence de cette islamologue dans le domaine de la philologie, de la codicologie, plus précisément associées à ses recherches sur l’établissement et l’édition des textes médiévaux, sa connaissance de l’arabe littéraire (acquise à la suite de très longs séjours dans les pays du Proche Orient), celle de la philosophie et la littérature arabe, jointe à celle de l’histoire de la pensée et de la civilisation arabes, rendent cette étude précieuse pour tout lecteur intéressé par la contribution des chrétiens d’Orient à la civilisation arabe.
Le texte arabe comporte des notes de bas de page donnant les variantes selon les manuscrits, et les différentes éditions qui ont suivi, dont deux des trois éditions du Caire. Un lexique-index bilingue (50 pages) remarquablement organisé est joint. Dans une précédente édition (1991), Gérard Troupeau (1927-2010), directeur d’études de philologie arabe à l’École Pratique des Hautes Études, y voyait déjà “un précieux inventaire de la langue de cet auteur” (Ibn ‘Adi). Par rapport à l’édition de 1991, cet inventaire a été amélioré, et l’étude introductive de Marie-Thérèse Urvoy a été complétée.
1.2 Le texte d’Ibn ‘Adi
L’introduction d’Ibn ‘Adi donne la substance de ce premier traité d’éthique en langue arabe. Sa connaissance de l’âme humaine, la délicatesse et la profondeur des sentiments exprimés, transparaissent à travers un programme d’accès à la connaissance de soi et de l’autre:
Sache que l’homme, parmi tous les animaux, est celui qui est doué de pensée réfléchie et de discernement, et qu’il aime toujours, parmi les choses, les meilleures, parmi les rangs, les plus nobles, et parmi les acquisitions, les plus précieuses; cela à condition de ne pas s’écarter du discernement dans son choix, et ne n’être pas dominé par sa passion dans la poursuite de ses buts.
La chose la plus convenable que l’homme choisit pour lui-même, – il ne s’arrête pas avant d’avoir atteint son but, et il n’est pas satisfait d’être incapable de parvenir à son terme – c’est son achèvement et sa perfection. Or il appartient à l’achèvement de l’homme et à sa perfection d’être exercé aux mœurs nobles et belles, et éloigné des défauts et des turpitudes, en optant dans tous les cas pour les lois de la vertu et en s’écartant dans toutes les actions des chemins du vice.
Or, s’il en est ainsi, l’homme doit nécessairement se donner pour but l’acquisition de tout caractère exempt de vices, tourner son dessein afin de s’approprier tout talent naturel noble et dénué de taches, s’efforcer à tout prix d’éviter tout trait détestable et mauvais, et épuiser ses possibilités à éliminer tout défaut blâmable et vil, jusqu’à ce qu’il parvienne à la perfection en éduquant ses mœurs, qu’il revête les parures de la beauté par la douceur de son naturel, qu’il rivalise à bon droit avec ceux qui sont grands et glorieux, et qu’il atteigne les plus hauts degrés du renom et de la gloire.
Il peut arriver, toutefois, au novice qui cherche ce rang et qui désire atteindre cette position, que les qualités louables dont le choix le préoccupe soient cachées et ne se distinguent pas des mauvaises qu’il veut éviter.
Dans ce but, il nous est nécessaire de dire un mot des caractères et de leurs causes, pour expliquer ce qu’est un caractère et ce qu’est sa cause, quelles sont ses espèces et ses divisions, ceux qui sont acceptables et qui rendent heureux leur possesseur, et celui qui les acquiert, et ceux qui sont détestables et qui rendent haïssable celui qui agit d’après eux et celui qui en est marqué ; afin que cela serve de guide pour celui qui a le dessein élevé d’aspirer à rivaliser avec les gens de mérite, et une âme fière qui dédaigne l’égalité avec les êtres bas et défectueux.
Nous indiquons également la voie pour s’exercer et s’entraîner selon les diverses façons louables, et pour s’éloigner du blâmable et l’éviter, jusqu’à ce que cela devienne, pour celui qui s’y exerce, une coutume, une habitude, une nature ( acquise) et un caractère. Nous l’indiquerons afin qu’elle soit suivie par celui qui a été élevé dans les mauvaises mœurs et qui s’y est habitué, et qui s’est accoutumé aux mauvaises habitudes et s’y est complu.
Nous décrirons aussi l’homme parfait, aux mœurs accomplies, qui embrasse toutes les vertus morales, et la façon dont il parvient à l’accomplissement et comment il conserve cette perfection. Nous le décrirons afin que celui qui aspire au rang suprême désire ardemment son image et que celui qui veut s’élever à la fin dernière désire imiter sa conduite.
Celui qui a des défauts qu’il perçoit mal et qui, en outre, se croit de la plus grande perfection peut porter également son attention sur ce que nous mentionnons. Car, si on répète à celui qui se trouve dans ce cas l’évocation des mœurs haïssables, il sera vigilant envers celles qui sont en lui et s’en abstiendra, s’appliquera à les abandonner et à s’en débarrasser.
De même, si les mœurs louables font l’objet d’un examen de la part de quelqu’un qui en réunit la plupart en lui, et à qui n’en manque qu’un petit nombre, celui-ci désire acquérir pour caractère ce peu qui lui manque, et son âme aspirera à en englober la totalité. Dans ce que nous mentionnons, il peut y avoir profit même pour celui qui est de la perfection la plus achevée. Car l’homme aux mœurs accomplies, disposant de tous ses moyens et qui possède tous les talents, s’il entend évoquer les beaux traits de caractère et les vertus précieuses, et s’il voit que celles-ci ne sont autres que ses habitudes et sa nature, cela lui procure un plaisir extraordinaire et une joie magnifique; de la même façon que celui qui est loué se réjouit de voir son laudateur évoquer ses talents et publier ses vertus. En effet, s’il trouve dans les livres ses traits de caractères relevés et décrits en termes flatteurs, cela l’incite à persévérer dans sa conduite et à persister dans sa voie.
Six chapitres développent les éléments de cette introduction:
– Définition des caractères;
– Les bons traits de caractère, ceux qui sont comptés comme vertus;
– Les mauvais traits de caractère, considérés comme défauts et vices;
– Des caractères qui sont des vertus chez les uns et des vices chez les autres;
– Des mérites respectifs des gens;
– Les qualités de l’homme parfait.
1.3 L’étude de Marie-Thérèse Urvoy (ibn ‘Adi et son œuvre).
Après une introduction sur ibn ‘Adi et les grande lignes de son œuvre, un paragraphe est consacré à l’éthique dans le monde arabo musulman. Dans le paragraphe suivant Marie-Thérèse Urvoy se penche sur la tradition arabe remontant à l’antéislam. Cette partie est suivie de la tradition persane des conseils aux princes et la tradition philosophique grecque (Platon, Aristote, Galien) et son influence sur ibn ‘Adi. L’éthique philosophique arabe avant ibn ‘Adi est l’objet d’un développement particulier avec un résumé des contributions de al-Kindi (Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī), Qusta ibn Luqa, al-Razi, al-Farabi (dont ibn ‘Adi a été le disciple). Cette base permet d’identifier l’apport original d’ibn ‘Adi à l’éthique. La dernière partie traite des différentes éditions du texte.
Le caractère non confessionnel de l’ouvrage, qui établit un lien entre morale traditionnelle et éthique philosophique, a permis son attribution à différents penseurs musulmans, via la mise en avant de certaines vertus communes à l’Évangile, et à la Révélation islamique, telles que la compassion et la miséricorde, la sincérité, l’équité et le partage. Cependant on peut discerner des traces de la religion de l’auteur, en particulier à travers l’importance de l’amour du prochain quel qu’il soit, amour fort différent de la fraternité entre fidèles de l’islam. En effet, sur ce point, on peut ajouter ce que disent par ailleurs Dominique et Marie-Thérèse Urvoy: dans les livres canoniques (Coran, hadiths, et Sirah) de l’islam, le prochain est strictement celui qui appartient à la communauté des fidèles (l’Ouma).C’est le cas quand le Coran demande aux croyants “l’affection à l’égard des proches” (Sourate 42 “La consultation”, verset 23), mais “l’inimitié et la haine” envers les incroyants (Sourate 60 “L’éprouvée”, verset 4). Ce qu’il résume en disant que “ceux qui sont avec lui [le Prophète] sont durs (le Coran traduit par Blachère dit même “violents”) à l’égard des infidèles, miséricordieux entre eux” (Sourate 48 “La conquête”, verset 29). L’adjectif “miséricordieux”, associé à Allah en tête des sourates, et dans beaucoup de textes musulmans, apparait ainsi sans lien avec celui du Dieu du christianisme car, pour l’islam, les infidèles sont exclus de la miséricorde divine. Ce point est l’un des éléments qui séparent chrétiens et musulmans dans leur conception de Dieu. Ainsi, dans la première phrase du témoignage de sa conversion, Mohammed-Christophe Bilek (fondateur de Notre-Dame de Kabylie) donne la mesure de cette distance : “Si pour nous le Dieu du Coran est le même que celui des chrétiens, alors pourquoi moi Mohammed, je suis devenu Christophe” (LIRE).
Le caractère non confessionnel du livre s’explique par la situation des auteurs chrétiens dans l’empire musulman contraints à une certaine prudence. Comme ibn ‘Adi, ils préféraient orienter leurs œuvres plutôt vers l’analyse psychologique, la philosophie, et non vers le débat théologique. L’une des rares exceptions, dépendant de l’ouverture d’esprit et de la bonne volonté d’un calife, est celle d’un homonyme de al-Kindi mentionné plus haut, objet de l’ouvrage du pasteur I.G. Tartar “Dialogue islamo-chrétien sous le calife al-Ma’mûm (813-834) Les épîtres d’al-Hâshimi et d’al-Kindî ” (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1985. Page 82 de son livre “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique” (Cerf, 2011), Marie-Thérèse Urvoy en parle ainsi:
“La tentative de ‘Abd al-Masih al-Kindi de retourner la critique textuelle contre le Coran, en relevant notamment la question des diverses lectures coraniques qui renvoient à une formation progressive du texte, était très risquée, car elle pouvait conduire à l’accusation de blasphème. Aussi elle n’a pas été suivie.”
Notons que “Les épîtres d’al-Hâshimi et d’al-Kindî”, communément appelées Risâla d’al Kindi, ont été l’objet d’une étude savante du père dominicain Emilio Platti “Vincent de Beauvais et ‘Abdi al-Masîh al Kindi” dans les actes du colloque “L’Orient chrétien dans l’empire musulman” (Éditions de Paris, collection Studia Arabica, 2005,vol. III).
Dans ce cadre, l’auteur de “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique” remarque que même si ibn ‘Adi traite de façon générale, dans un sens aristotélicien, des vertus et des vices, son anthropologie et sa conception des qualités de l’homme parfait sont inspirées de la christologie nestorienne. Elle ajoute que “l’historien devra retenir que c’est la théologie chrétienne, hautement développée de ce temps là, qui a conduit à des concepts classiques, à travers les disputes christologiques permanentes, et a fourni à l’Islam naissant l’équipement philosophique de base”.
2. Le texte arabe non islamique. Obstacles à la reconnaissance de l’apport des chrétiens de l’empire musulman.
Dominique Urvoy traite de la place que tient la pensée arabe chrétienne dans l’histoire de la philosophie islamique, dans le chapitre VI (réflexion sur la pensée arabe chrétienne) de cet ouvrage,
Dans l’introduction des actes du colloque “Les Chrétiens d’Orient: histoire et identité “, Marie-Thérèse Urvoy note une résistance à la reconnaissance historique de cette pensée arabe chrétienne:
“Ce qui caractérise l’islam est indubitablement son monothéisme irréductible aux autres, en même temps qu’un pluralisme notoire qui se manifeste dans les limites des frontières historiques où s’exerce sa légitimité. Nonobstant ce fait, l’Histoire reconnaît difficilement que lorsque les Arabes conquirent d’anciens territoires chrétiens, enlevés aux empires byzantin et sassanide aux limes de la Péninsule arabique, les Chrétiens autochtones disposaient déjà d’une pensée et d’une culture élaborées, tant religieuses que philosophiques, adossées depuis longtemps aux grandes civilisations du patrimoine hellénique et de l’Orient antique. Manquait encore à l’islam des conquérants le sens du débat théologique ou philosophique, à la manière de la disputatio de la scolastique latine.
L’exemple le plus significatif fut incontestablement la relation entre les Chrétiens réfutant les objections que l’islam leur opposait et les Musulmans appelant à la foi en un texte incréé, à peine fini d’être collecté. La confrontation profita aux Musulmans dans l’élaboration et la formation d’une théologie propre, exprimée avec le double outil linguistique et notionnel apporté par les Chrétiens.
Les textes sources et les documents qui nous sont parvenus témoignent de la dynamique intellectuelle spécifique dont bénéficièrent les Musulmans et que véhiculaient les énergiques échanges christiano-islamiques des premiers temps de l’Empire islamique. Elle fait des Chrétiens les premiers acteurs d’un dialogue empreint d’une vaillante droiture et d’une justesse authentique quant au fond, et d’une urbaine courtoisie quant à la forme.“
En Europe, sous la domination musulmane de la période mauresque, les chrétiens espagnols (mozarabes), totalement arabisés, ont aussi apporté leur contribution à la culture arabe, tout en gardant une identité culturelle et religieuse. Bien que restreint en nombre, les textes de cet apport montrent l’existence d’une authentique culture chrétienne d’expression arabe. Le chapitre VII (pp. 185-232) de “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique” (cf. plus haut) situe le niveau de cette contribution, liée à l’arabisation très profonde des chrétiens. Ainsi un lexique latin-arabe du XIIe-XIIe siècle était un instrument destiné à permettre aux mozarabes l’accès aux textes latins. Ces mêmes “mozarabes on adapté un lexique latin-latin en traduisant les explications en arabe, et en ajoutant d’autres explications empruntées à des versions arabes de certains livres scripturaires”. La production écrite consistait d’abord en traductions religieuses, l’une d’elles contient des traductions de termes dans diverses langues (grec, latin, syriaque). Parmi ces traductions, “Le Psautier Mozarabe de Hafs le Goth” (Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1994) occupe une place originale. Il s’agit en effet de l’adaptation en vers et en arabe du Psautier de Saint Jérôme écrit en latin à partir du texte hébreu. Marie-Thérèse Urvoy en donne la traduction en français (la seule parue en une langue non arabe). Une étude introductive développe différents aspects (poétique, littéraire, historique, religieux) liés à cet ouvrage. De son côté, Dominique Urvoy a montré que : “c’est seulement dans les domaines où peut s’exercer la coopération des communautés (chrétienne, juive, et musulmane) que la civilisation andalouse produit une œuvre spécifique: la médecine et l’astronomie” (Pensers d’al-Andalus. La vie intellectuelle à Cordoue et Séville au temps des empires berbères. Toulouse- Paris, Presses Universitaires du Mirail et Ed. du CNRS, 1990).
Cette contribution des chrétiens à la culture arabe s’est faite dans le cadre contraignant de la condition sociale d’infériorité (dhimmitude) réservée aux “gens du livre” (juifs, chrétiens, sabéens, zoroastriens) vivant en terre d’islam. En effet, contrairement à ce que dit le discours dominant contemporain, l’Espagne mauresque n’était pas une idylle multiculturelle et multi religieuse. La tolérance musulmane, i.e. le fait de tolérer la minorité chrétienne, dépendait des conditions politiques du moment. La communauté chrétienne n’avait pas les droits civiques de l’Oumma (communauté des fidèles musulmans), et ne disposait que d’une liberté de culte restreinte, pour laquelle ils devaient payer un prix élevé. Les chapitres VII (“Mozarabes”) et IX du livre “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique” (cf. ci-dessus), sont consacrés à cette question. La recension de cet ouvrage (VOIR) par le père Bruns résume ainsi la situation:
“Cordoue est devenue très tôt le siège de l’émirat des Omaijaden chassés de Syrie, qui installèrent le premier état théocratique islamique sur le sol européen. Pendant cette phase d’islamisation, les églises de la ville furent détruites, ou changées en mosquées. La cathédrale Saint Vincent (p. 192) fut temporairement utilisée comme centre de prière multi religieux, pour finalement être complètement détruite et reconstruite comme grande mosquée. Au 9ème siècle, l’intérieur de la ville, protégé par des murailles, était vide de tout chrétien, les églises ne pouvaient être construites qu’à l’extérieur sur des lieux définis au-delà du Guadalquivir. La dernière communauté chrétienne restante fut déportée pendant le règne des Almoravides au Maroc en raison d’un soi-disant non-respect du contrat de protection (dhimma). En plusieurs points de son œuvre, le philosophe Ibn Rushd (Averroès) s’est penché sur une question fondamentale : savoir si l’Islam, somme toute, est capable d’une relation basée sur la raison avec les « infidèles », et les “protégés”. Ce n’est pas par hasard, car son grand-père, Abu-I-Walid ibn Rushd a participé personnellement à la déportation violente de chrétiens insubordonnés vers l’Afrique du Nord”.
Le thème du chapitre XVI est la violence morale (humiliation) et physique imposé par le régime juridique de la dhimma aux “protégés” (juifs, chrétiens, sabéens, zoroastriens) du pouvoir islamique. Le verset 29 de la sourate IX (“Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés“) parle de la jizya qui doit être considérée comme un tribut, servant de moyen d’oppression fiscale des «infidèles». De son temps, dans son ouvrage de référence “Les califes et leurs sujets non musulmans», Tritton parlait d’une persécution financière, qui englobait et imprégnait aussi la vie quotidienne des chrétiens (Oxford 1930). Dans le chapitre “L’Espagne musulmane” du livre “La Chrétienté à l’heure de Mahomet” (Paris, F. Nathan, 1983), Michel Clévenot détaille le sort malheureux des chrétiens d’al-Andalus soumis aux conditions du “Pacte d ‘Omar” (LIRE) qui donne les termes du régime de la dhimma
3. Conclusion
La résistance de l’Histoire à la reconnaissance de l’existence d’une production arabe non islamique prend de nos jours une dimension passionnelle, idéologique, qui touche certains milieux universitaires. Cette dimension, où interfèrent politiquement correct et religieusement correct, a son expression la plus spectaculaire avec ce qui est appelé “l’affaire Gouguenheim“, professeur à l’École Normale Supérieure de Lyon, historien médiéviste auteur du livre “Aristote au mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne” (Seuil, 2008). Sans minimiser la contribution de la civilisation musulmane à celle de l’Europe, Gouguenheim la mesure autrement que celle du discours dominant de la sphère médiatique, selon lequel l’islam nous aurait tout appris et tout apporté.
En mettant en cause la tradition historiographique qui veut que les musulmans aient joué le rôle clé dans la transmission de l’héritage culturel de la Grèce antique à l’Occident médiéval, cet auteur a été la cible d’attaques d’une violence inconcevable en milieu universitaire, attaques assimilées à du “terrorisme intellectuel” par l’écrivain Paul-François Paoli. Une pétition d’enseignants-chercheurs, et de normaliens de l’École Normale Supérieure de Lyon, a été jusqu’à suggérer des sanctions pour leur collègue. Dans la foulée, les auteurs de cette “croisade” ont étiqueté “islamophobes savants” les islamologues Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, le philosophe de la période médiévale arabe et juive, Rémi Brague, et l’historien Fernand Braudel (LIRE).