“L’Islam” de Hans Küng. Recension de Marie-Thérèse Urvoyin Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 111 (Oct.-Déc. 2010) p. 403-410
Cet ouvrage [1] se présente comme le dernier volet d’une trilogie à laquelle l’auteur disait en 2004 (date de la parution du livre en allemand) avoir consacré les vingt-cinq dernières années de sa vie. Les deux premiers volets, sur le judaïsme et le christianisme, ont été publiés en traduction par les Editions du Seuil. Mais celles-ci n’ont pas voulu de ce troisième car il leur paraissait trop sévère pour l’islam (on verra plus loin en quoi consiste cette “sévérité”!). Ce sont les Editions du Cerf qui ont assumé cette charge au motif que c’est l’unique cas où un théologien chrétien aborde l’islam en profondeur.
Hans Küng a voulu réaliser une “somme” sur l’islam-religion et l’Islam-civilisation, depuis l'”origine” (première partie) jusqu’aux “ouvertures sur l’avenir” (cinquième partie), en passant par le “centre” (les composantes religieuses), “l’histoire” et “les défis de notre époque”. En fait il réunit ainsi deux domaines hétérogènes: d’une part un ensemble d’informations factuelles sur l’histoire et l’actualité, et de l’autre sa propre méditation – le plus souvent autonome par rapport au précédent et reliée à lui “après coup” – comme théologien et comme idéologue d’une éthique planétaire. Pour le premier, n’étant pas lui-même arabisant ni islamologue, il fait une synthèse de seconde main. Pour le deuxième, il s’appuie essentiellement sur sa théorie de la relativité des “paradigmes” par lesquels les croyants des diverses religions, au cours de l’histoire, ont cherché à rendre compte de leur foi. La relation entre ces deux domaines est établie par le thème du “dialogue”, lui-même appelé par l’exigence de la paix: “pas de paix mondiale sans paix religieuse”. Pour juger du système ainsi constitué, il faut d’abord examiner chacune de ses trois composantes.
Sur le plan strictement scientifique de l’information [2] on ne comprend pas l’intérêt d’un exposé sur l’islam par un non spécialiste, si ce n’est pour noter les choix qu’il fait. Les indications bibliographiques sont très abondantes et des plus diverses, mais tout est mis sur le même plan, sans que le lecteur soit prévenu des points de vue parfois totalement opposés. [3] Une fois ces indications plurielles données brutes, l’auteur, qui n’a ni la place ni la compétence pour mener une discussion au fond, choisit d’autorité de suivre telle ou telle; ce qui vaut des formules comme “tel auteur a raison de dire…”, assénées abruptement.
Or les points islamologiquement contestables abondent dans la synthèse qui nous est proposée. Les principaux sont la reprise continuelle des thèmes des “religions abrahamiques”[4] et des “gens du livre”. Le premier est malheureusement un lieu commun chez les chrétiens, surtout depuis Massignon, mais Küng y ajoute un coup de pouce dans le tableau de la p. 96 qui synthétise la vision qu’ont respectivement judaïsme, christianisme et islam de la figure d’Abraham: il fait l’impasse sur ce qui est l’aspect essentiel de l’Ibrâhîm musulman, à savoir le monothéisme et le rejet des idoles, et s’en tient aux thèmes communs avec les autres visions. Quant à l’expression “gens du livre”, la reprendre c’est accepter implicitement le point de vue musulman qui veut tracer une ligne continue suivant les “révélations successives”.
Notons également quelques points supplémentaires:
– D’emblée il est affirmé que “Mahomet lui-même n’a rien prêché d’autre” que la soumission à Dieu (p. 55). C’est oublier un peu vite qu’il y a dans le Coran une dogmatique, sommaire mais réelle (cf. sourate II, verset 177 et IV, 136), et surtout l’exigence d’obéissance au prophète présenté comme un “beau modèle”.[5].
– A propos de la version canonique du Coran, dite “de ‘Uthmân” (du nom du troisième calife qui aurait patronné sa compilation), Küng écrit: “on n’a jamais eu l’écho d’une résistance sérieuse de la part des récitants du Coran au nouveau texte canonique. La communauté musulmane admit partout que cette édition contenait l’essentiel de la révélation donnée au prophète” (p. 119). C’est bien ce que veut faire croire l’apologétique musulmane mais, en réalité, il y a eu une forte résistance, surtout de la part des Chiites, mais pas seulement eux. On pourra consulter à ce sujet l’ouvrage récent de E. Kohlberg et M.-A. Amir-Moezzi qui donne un historique très précis de cette résistance. [6]
– Dire que “l’inimitié entre juifs et musulmans n’a historiquement rien d’une fatalité religieuse” (p. 670) peut vouloir dire que l’on oubliera désormais le fiqh, qui définit le statut des juifs (avec les chrétiens) comme citoyens de seconde zone. Mais peut-on ignorer le Coran, qui les présente comme ceux qui sont les plus hostiles aux musulmans (V, 82,…), et le hadîth, qui dit que les pierres elles-mêmes les dénonceront pour qu’on les tue (Bukhârî, Sahîh, éd. Beyrouth, Dâr al-qalam, t. IV, bâb 736) ?
– Küng proclame que “dans le Coran Dieu n’est pas guerrier (ce titre est absent des cent noms divins)” (p 853). Certes le mot “guerrier” n’apparaît pas, mais il est dit que c’est Dieu, et non les “croyants”, qui tue les ennemis dans le combat pour la religion (VIII, 17). Et parmi les “beaux noms” de Dieu figurent qâhir (vainqueur), qahhâr (intensif du précédent), et surtout jabbâr (dominateur avec une connotation de brutalité) [7] qui est souvent valorisé par son insertion dans un nom propre: ªAbd al-Jabbâr.
– La formule “de par ses origines, l’islam a montré une disposition native au progrès scientifique et intellectuel, ainsi que le montrent nombre de versets du Coran et des hadîths” (p. 913) est un emprunt naïf à l’apologétique musulmane moderne mais ne signifie rien. Le “savoir” (ªilm) que prônent Coran et hadîths est uniquement le savoir religieux, c’est à dire la mémorisation de la révélation. Aussi le mot ªilm n’a-t-il jamais signifié autre chose dans le monde musulman classique quand il était employé seul. Pour désigner la “science” telle que nous la comprenons, il a fallu employer ce mot en composition (par ex. ªilm al-handasa = géométrie,…) ce qui signifie qu’on n’a jamais affaire alors qu’à un savoir par participation.
Ajoutons que si les tableaux ont une valeur pédagogique certaine, ils peuvent comporter des simplifications abusives, comme celui de la p. 931 qui présente le Muªtazilisme comme l’élément structurel dominant du paradigme abbasside, alors que si cette école a été utilisée par trois califes qui ont voulu en faire la doctrine officielle de tout l’Islam, cela n’a duré que quelques décennies (sur près de cinq siècles durant lesquels la dynastie s’est maintenue) et l’école a été par la suite d’abord marginalisée, puis franchement déclarée hérétique.
Sur le plan doctrinal, la thèse de base de Küng est que le christianisme gréco-romain a altéré la révélation sémitique. Certes c’est seulement K. Cragg qui emploie brutalement le mot “trahir”, mais il le cite (p. 71) et n’en parle pas moins lui-même de “déformation” (p. 76). La description des paradigmes successifs par lesquels est passée la doctrine chrétienne aboutit à la dénonciation du “caractère extrêmement compliqué et apparemment si peu rationnel de la dogmatique chrétienne” (p. 688). Par suite, chacun doit “repenser de façon neuve et plus précise ses propres racines chrétiennes”(p. 693).
C’est en particulier le cas pour la christologie. Küng critique l’interprétation hellénique qui rompt avec l'”originellement juif” (p. 699). Il propose, de revenir à la formulation du Nouveau Testament, et même plus précisément à son pan judéo-chrétien. Tout en reconnaissant que c’est “à bon droit” (p. 704) que Paul et ses disciples ont défendu le point de vue pagano-chrétien, il dénonce “une christologie hellénique qui met en danger la foi au Dieu unique” (p. 711). Avec une certaine satisfaction il cite “des historiens catholiques de l’Église” comme Norbert Brox qui a relevé la résistance populaire à la théologie trinitaire de l’Église (p. 716), ou un “théologien fondamental catholique”, Hans Zirker, qui lui permet d’invoquer le thème de l’imposition du dogme par la force (p. 717).
Küng évacue ainsi implicitement les deux “mystères différentiels” du christianisme, à savoir la Trinité et l’Incarnation. La voie est étroite pour lui: d’une part il accumule les références d’auteurs montrant les “laborieuses tentatives d’interprétations, si tissées de contradictions”, du fait du passage d’un paradigme à un autre “tout autant conditionné par l’époque” (p. 725); et en même temps il veut sauver “l’intention fondamentale et légitime de la doctrine trinitaire”. D’où le programme suivant: “il ne faut ni rejeter sans réflexion ni répéter sans critique les formulations théologiques, mais partir du Nouveau testament pour les interpréter différemment pour notre temps” (p 722).
Suit une nouvelle proclamation d’allure quelque peu dogmatique: “il faut comprendre [8] l’unité du Père, du Fils et du Saint-Esprit comme – pour reprendre une catégorie centrale du judaïsme – un événement de révélation, comme une unité de révélation: non pas ce que Dieu est en soi (ontologiquement), mais de la façon dont il nous rencontre (c’est l'”économie du salut”), dont il se révèle” (p. 725). L’unique Dieu est le Père; le Fils n’est personne d’autre que le Jésus de Nazareth; l’Esprit est “le rayonnement sacré, la force et la puissance de Dieu et de Jésus-Christ élevé jusqu’à lui” (p. 726).
Mais alors se pose la question: cela revient-il à renoncer à la vérité des conciles ? Non, répond Küng, mais il faut admettre le caractère relatif de leurs formulations. Il ne s’agit pas de repartir de zéro mais nous sommes désormais dans une situation de confrontation, qui nous force à préférer au dogmatisme le “défi intellectuel” (p. 727).
C’est en effet le “dialogue” qui est le critère général. Ce n’est pas la vérité qui commande, c’est la paix. Et pour établir la paix il faut s’entendre: “ici et maintenant, nous ne sommes plus dans une situation de dogmatisme religieux, mais dans celle, post-moderne, du dialogue interreligieux” (p. 727). C’est donc le dialogue qui va orienter la recherche des nouvelles formulations. D’un point de vue négatif, cela signifie que “dans le dialogue interreligieux on doit cesser de voir dans la tradition gréco-latine l’unique mesure de la vérité” (p. 729). D’un point de vue positif on dira que le judéo-christianisme doit être remis “plus clairement en valeur comme le premier paradigme du christianisme en général” (p. 83), et “comme l’islam est originellement sémitique, il est plus proche du christianisme authentique (p. 76); si bien que les chrétiens “ont (…) à apprendre des juifs et des musulmans une façon plus simple, plus originelle, de comprendre le Fils de Dieu” (p. 693).
Ce présupposé du dialogue à tout prix a des conséquences méthodologiques. La première est la pratique systématique de la mise en parallèle, au mépris de toute considération du poids réel de chaque terme:
– Pour que l’on reconnaisse Mahomet comme prophète Küng établit un parallélisme avec les prophètes d’Israël (p. 193-6); mais il ne parle que des correspondances, pas des différences, lors même que certaines sont essentielles, comme l’exigence par Mahomet de reconnaissance de son autorité temporelle.
– A propos du Talmud et de la Halakhah, ainsi que la sharîªa, Küng a deux types d’assimilation. Tantôt ils lui paraissent être sur le même plan que les formules de foi chrétiennes, lesquelles ne sont à ses yeux que des “amplifications traditionnelles ou éventuellement des proliférations que nous considérons à juste titre comme des impudences” (p. 729). Tantôt il les compare au droit canon, à l’avantage de l’islam car celui-ci n’a pas d’Église (p. 780). Ce qui est pécher par excès dans le premier cas, Talmud et sharîªa relevant de la seule pratique, et par défaut dans le second, le droit canon ne concernant que l’organisation de l’Église et non celle de l’ensemble de la société.
– Sur la question de l’authenticité des traditions attribuées à Mahomet, Küng procède en culpabilisant d’abord les chrétiens qui ne tiennent pas compte de l’exégèse historique, ce qui lui permet ensuite de dire qu’il n’y a aucun problème à admettre dans l’islam une continuité depuis les origines par tradition orale (p. 388).
– Il met en parallèle les litanies au prophète de l’islam et celles au Christ (p. 486), ainsi que le culte du premier avec “certaines prières chrétiennes enflammées au Christ” (p. 492), ce qui est accepter la conception musulmane qui ne voit en celui-ci qu’un prophète.
– Enfin on ne peut pas ne pas voir une note personnelle dans le parallélisme établi entre l’obscurantisme des ulémas et celui dont il accuse le Vatican (p. 667).
La seconde conséquence méthodologique est que les raisonnements peuvent être viciés. Je relèverai deux paralogismes particulièrement criants:
– “Jusqu’à présent [dans le monde arabe] juifs, chrétiens et musulmans ne connaissent pas d’autre nom que Allâh pour désigner Dieu, et c’est pourquoi on peut tout simplement traduire Allâh par ‘Dieu’: tous les croyants adorent le même Dieu” (p. 70). Mais l’usage du même terme n’implique pas l’identité de l’objet. Aristote, déjà, avait bien noté que l’homonymie est la première question qu’il faut aborder en logique car elle est la première source de confusion. [9]
– Pour montrer que l’hostilité des musulmans envers les juifs n’est pas inéluctable, Küng argue de ce que “sur beaucoup de points ils sont plus proches les uns des autres que des chrétiens” (p. 670). Cela ressemble beaucoup à l’adage politique “les ennemis de mes ennemis sont mes amis”, mais cela peut-il aller au-delà de l’alliance stratégique ? Sans compter que l’on retrouve ici l’obsession de la comparaison négative par rapport au christianisme.
A cela s’ajoute des formes d’argumentation purement rhétoriques:
– Le glissement de concepts. Pour reconnaître Mahomet comme prophète même pour le christianisme Küng commence par lui reconnaître un rôle dans l’histoire: “Mahomet nous offre l’exemple d’un homme qui a vraiment fait l’histoire à un moment où celle-ci était mûre” (p. 194). D’où on passe à la proposition: “vraiment, pour tous ces hommes du monde arabe, et bien au-delà de celui-ci, Mahomet est le grand réformateur, le législateur et le chef religieux, tout simplement le Prophète”, proposition dans laquelle on notera l’amplification en passant graduellement de “réformateur” à “prophète”. D’où enfin, en extrapolant des Musulmans, dont parle Vatican II, à Mahomet lui-même, la “reconnaissance” pure et simple qui lui serait due par les chrétiens comme “celui à qui ‘ce Dieu a parlé aux hommes'” (p. 195). Le tout justifié par la théorie paulinienne de la prophétie.
– L’érection de l’image symbolique en élément central. La représentation courante du musulman prosterné dans la prière rituelle débouche sur un “théocentrisme très pratique” (p. 133), les autres traits se voyant a priori refuser le caractère central.
– Le jeu d’étymologie. Küng se réfère à un “même champ sémantique” pour étendre à l’ensemble “juif, chrétien et musulman” la portée du mot rahmân, un des plus usités en islam.
Cela suffit-il pour satisfaire l’interlocuteur ? Ce n’est pas sûr. Küng, qui parle volontiers de ses contacts avec les musulmans, et même de ses nombreux amis parmi eux, témoigne de leur ouverture vers de nouveaux horizons de recherche (ex. p. 751) mais ne dit rien de leur réaction face à la démarche doctrinale qu’il a adoptée. A-t-il vraiment expérimenté sa méthode avec eux ? On n’en sait rien. En revanche, malgré ses précautions oratoires, un œil exercé reconnaît facilement les obstacles auxquels, comme tout praticien du dialogue, il a dû se heurter. Küng fait une brève allusion au soupçon a priori d’anti-islamisme pour la recherche des orientalistes occidentaux, mais curieusement il ne l’évoque qu’au conditionnel (p. 689). S’il proclame que le Jésus des judéo-chrétiens est la seule base solide pour un dialogue interreligieux, il ajoute aussitôt qu’il ne s’agit pas, pour autant, de remettre en question la vision coranique à ce sujet (p. 709). S’il exige que l’on rompe en Occident avec le caractère absolu de “la tradition linguistique d’une culture régionale” (p. 729), il ne dit pas un mot dans tout l’ouvrage sur le caractère absolu de l’arabité du texte coranique, et même il privilégie le sémitisme. Le seul point sur lequel Küng se montre ferme envers la dogmatique islamique est le refus du caractère incréé du Coran et l’affirmation qu’il faut prendre au sérieux le caractère historique de la révélation (p. 910), chose qui est exigée par sa théorie des paradigmes. D’où des formules prudentes: “si les signes des temps ne sont pas trompeurs (…) nous nous trouvons devant de nouveaux points de départ théologiques qui n’évacuent pas les différences (…) mais qui les font voir dans une lumière nouvelle” (p. 709-10); il faut voir dans le Coran “un témoignage constant mais qu’on peut et qu’on doit retraduire sous des formes toujours nouvelles et variables selon l’époque, le lieu et les personnes…” (p. 753). D’où aussi, sur le plan pratique, la reprise du thème de “l’islam modéré” qu’il faut privilégier (p. 768 sq).
La “conviction qu’une vérité originelle peut se manifester à travers différentes formes de langage” (p. 730) ne doit pas, pour Küng, déboucher sur une religion unifiée mais plutôt sur une meilleure compréhension. Contre la “prétention agressive à l’universalité” (p. 831) la dernière partie de l’ouvrage propose les cadres d’une “éthique mondiale”. Ce n’est pas ici le lieu de discuter de celle-ci. Je relèverai seulement, pour conclure, l’acte de foi de Küng qui, après avoir énoncé quatre principes de base (“exigence de non-violence, de justice, de vérité et de partenariat de l’homme et de la femme en toute égalité”), ajoute: “or la tradition islamique ne fait que fonder, confirmer et renforcer ces valeurs et ces standards” (p. 925). La justification qui est donnée de cette affirmation dans les pages qui suivent repose sur quelques citations coraniques mais surtout sur des maximes non référencées.
L’ouvrage de Küng fera la joie des “dialogueux” par son caractère essentiellement programmatique et par son relativisme foncier. Cet auteur est aussi très bien vu de certains intellectuels musulmans qui relèvent avec satisfaction toutes les concessions qu’il fait à l’islam, sans pour autant s’engager franchement dans la démarche qu’il prône. Pour preuve de cela, voici ce qu’écrit tout récemment Hishâm Sâlih, musulman moderniste et disciple enthousiaste de Mohammed Arkoun, dans un livre en arabe intitulé L’islam et le repli théologique [10]. Il présente Hans Küng comme ayant le rare mérite de ne pas suivre les énoncés de “l’orientalisme classique”, celui-là même qui “a jeté le soupçon sur le texte coranique en le réduisant à un ensemble de textes judéo-chrétiens”. Dès “Le christianisme et les religions du monde: islam, hindouisme, bouddhisme”, Küng a eu le mérite de développer une position en faveur de l’islam (rien n’est dit des deux autres religions). Il y a en effet affirmé que “le jeune prophète de la Péninsule arabique” a bel et bien fait “l’expérience du mystère divin; il ne réclamait des chrétiens que la reconnaissance d’une révélation survenue après le Christ”. D’une part, après avoir invalidé tous les résultats de la recherche moderne sur les débuts de l’islam, Küng réclame, certes, l’application de la critique historique au Coran, à l’instar d’un Richard Simon pour le catholicisme et d’un Spinoza pour la Thora, mais c’est sans jamais “nier la suprématie (taªâlî) religieuse du Coran”. Pour lui il n’y a aucun mal à ce que les musulmans reconnaissent la vérité historique car la critique provoquera une crise de prise de conscience chez eux, comme ce fut le cas chez les juifs et les chrétiens. Ce ne sont que des exhortations de bon sens, et la conscience religieuse des musulmans restera confortée par les concessions doctrinales faites auparavant. D’autre part, en reconnaissant la “prophétie” de Mahomet, Küng ne fait que professer la seconde moitié de la shahâda, indissociable du binôme : “j’atteste qu’il n’y a pas d’autre divinité qu’Allâh et j’atteste que Mahomet est son apôtre”. Or cette shahâda est le premier pilier du culte islamique; on n’est musulman qu’après avoir prononcé cette profession de foi.
Hishâm Sâlih conclut par un jugement abrupt, formulé dans le vocabulaire et selon les thèmes promus par M. Arkoun, lequel, selon lui, rejoint Küng dans cette volonté d'”islam de lumière qui conjugue, dans la modernité, l’islam et la raison, Coran et rationalité historique”.
Marie-Thérèse Urvoy
[1] Hans Küng, L’Islam, trad. J.-P. Bagot, Paris, Cerf, 2010, coll. Patrimoines, islam, 959 p. Alors que les réalisations du Cerf sont généralement soignées, on relève ici nombre de fautes typographiques et d’erreurs de détail. Certaines sont seulement amusantes (p. ex. Maxime Rodinson qui devient Maxime Rodin fils, p. 36). D’autres introduisent des contradictions qui gêneront certainement le lecteur non averti (ex. p. 63, la carte met Najrân comme implantation juive, alors que le texte, p. 64, corrige en en soulignant le caractère chrétien). Enfin certaines transcriptions fautives de l’arabe peuvent relever de l’erreur typographique (ex. p. 706, fâhid pour shâhid; p. 740, Fand [pour Farid] Esack ) ou de l’introduction inopportune de la prononciation locale (ex. p. 846, gahada, alors que le texte environnant écrit jihâd), mais d’autres induisent en erreur (ex. p. 700, fisk alors qu’il faudrait shirk) et d’autres encore sont difficilement compréhensibles (ex. p.851, talfiq semble devoir être lu takfir). A signaler également, p. 768 sq, le décalage entre les notes et le texte.
[2] Il faut rappeler que, lors de sa publication en allemand, ce livre a été sévèrement jugé par d’authentiques islamologues, notamment Tilman Nagel.
[3] C’est particulièrement visible dans la note sur le Coran p. 105-6.
[4] Pour la discussion de ce point, voir mon article “Le dialogue islamo-chrétien: du principe à la réalité”, Catholica, 106, p. 75-77
[5] Cf. J. Jomier, “Dieu et l’homme dans le Coran. L’aspect religieux de la nature humaine joint à l’obéissance au prophète de l’islam” (Paris, Cerf, 1996).
[6] E. Kohlberg et M.-A. Amir-Moezzi, Revelation and Falsification. The Kitâb al-qirâ’ât of Ahmad b. Muhammad al-Sayyârî. Leiden-Boston, Brill, “Texts and Studies on the Qur’ân” 4, 2009 (p. 12-30).
[9] Cf Aristote, Catégories, I, 1-5
[10] Hishâm Sâlih, Al-Islâm wa-l-inghilâq al-lahûtî, Beyrouth, Dâr al-talîca , 2010
Remerciements: la professeur Marie-Thérèse Urvoy (VOIR) a accepté la reproduction de cette recension sur le site de Notre-Dame de Kabylie